Emploi et chômage : la fin des illusions
L'année 1986 restera marquée par l'émergence en France d'un chômage « incompressible » qu'aucun pouvoir politique, qu'il soit de droite ou de gauche, ne parvient à maîtriser. L'arrivée au pouvoir de l'opposition, en mars, n'a pu inverser la montée irréversible de l'inactivité forcée. Le retour au plein emploi apparaît aujourd'hui comme un mythe dépassé.
Le 16 mars 1986, quand, les Français ont choisi de faire revenir au pouvoir les partis qui étaient dans l'opposition depuis 1981, nul doute qu'ils entendaient ainsi exprimer, entre autres, leur déception devant l'impuissance des socialistes à maîtriser le problème le plus préoccupant de leur vie quotidienne, le chômage. Beaucoup de ceux qui avaient mis tant d'espoir dans les promesses de la gauche se sont sentis floués à l'heure du bilan. De 1981 à 1986, la France a perdu 647 000 emplois et le nombre des chômeurs a augmenté de 50 p. 100, passant de 1 600 000 à 2 400 000.
L'année 1986 a donc été marquée par le retour du réalisme libéral qui devait à son tour répondre à la première attente des Français. Le chômage est en train de devenir le problème politique, économique et social majeur. Il est susceptible, à lui seul, de faire jouer une alternance peu ancrée jusqu'alors dans les habitudes françaises. Il est susceptible aussi de faire éclater le fameux clivage droite-gauche qui divise le pays depuis des décennies. Car si, au bout du compte, l'expérience des libéraux se solde à son tour par une incapacité à redresser l'emploi, il faudra bien se résigner à admettre que l'extension du chômage obéit à des phénomènes qui dépassent la compétence des hommes politiques.
Pour la première fois en 1986, un ministre a osé parler de « chômage incompressible ». Philippe Séguin, ministre des Affaires sociales du gouvernement Chirac, ne déteste certes pas la provocation. Il a donc choisi de dire tout haut une vérité difficile à avouer quand on détient le pouvoir. À savoir : ne comptons pas sur les effets de la croissance pour retrouver le plein emploi de jadis. Elle ne sera jamais suffisante pour créer le nombre d'emplois nécessaire à la résorption du chômage. Un constat que les experts économiques confirment dans toutes leurs études. Tant que le taux de croissance ne dépassera pas 3 p. 100 par an, le nombre d'emplois continuera à décroître. La crise de l'emploi n'est donc pas seulement conjoncturelle, mais bien structurelle. Comme l'explique lui-même Philippe Séguin, pour justifier son pronostic pessimiste de 2 à 2,5 millions de chômeurs en France « totalement incompressibles », « les réserves de productivité de l'industrie et des services classiques sont énormes et la compétition internationale les fera toujours jouer à plein. Il y a désormais un décalage structurel entre le rythme de l'évolution technologique et la capacité d'adaptation, sur la base des modèles traditionnels, du corps social ».
Une croissance insuffisante
L'année 1986 aura sans doute marqué un tournant dans la prise de conscience des Français. Car tous les experts sont formels : l'accroissement régulier du rendement de notre appareil productif va continuer à susciter des suppressions d'emplois. C'est une évolution douloureuse, mais inéluctable, si l'on veut maintenir la France en bonne position dans la concurrence internationale. Même si le redressement de la situation économique, lié à une accélération de la croissance, permet des créations nettes de postes de travail dans certains secteurs, ces emplois ne pourront absorber, à eux seuls, tous les nouveaux actifs qui se présentent chaque année sur le marché du travail.
Et c'est la forte croissance de la population active disponible qui justifie les prévisions les plus noires sur l'évolution de l'emploi et du chômage en France. En 1986 et 1987, 400 000 nouveaux actifs se présenteront sur le marché du travail. Comment l'appareil de production peut-il absorber ces 200 000 personnes supplémentaires chaque année, alors qu'il est déjà contraint de tailler dans ses propres effectifs pour survivre ? On comprend dans ces conditions les pronostics alarmistes des experts, qui prévoient une augmentation du nombre des chômeurs d'un million d'ici 1991, et le franchissement du seuil fatidique des trois millions de chômeurs dès 1989. L'un des événements notables de l'année 1986 n'est pas l'évocation de ces trois millions de chômeurs : André Bergeron, le leader de Force ouvrière, s'était déjà fait l'écho de cette perspective auparavant. La nouveauté, c'est que le pouvoir politique en place ose ouvertement en parler.