Cette immense foule se dispersera en fin de journée dans un ordre exemplaire. Personne ne la confondra avec quelques extrémistes qui, tard dans la nuit, iront casser quelques vitrines aux Champs-Élysées, puis au quartier Latin aux cris de Mitterrand fous le camp ! Une cinquantaine d'entre eux seront interpellés.
La force tranquille
Le dimanche de l'école libre fait aussitôt l'objet d'innombrables commentaires. À gauche, beaucoup haussent les épaules en dénonçant une journée de dupes. Quelle idée de manifester pour la défense d'une liberté qui n'est pas menacée ! Jamais l'avenir de l'école privée n'a été mieux assuré, remarque-t-on, puisque la gauche elle-même le garantit par un projet de loi. Dans ce déferlement du peuple de droite (une nouvelle expression, désignant le contraire du peuple de gauche), on ne veut voir qu'une manipulation politique, mise en œuvre avec de puissants moyens et n'ayant pour but que d'affaiblir le gouvernement.
Le président de la République ne fait pas la même analyse. En tout cas, il tire, dès le mois suivant, la leçon politique du 24 juin : le projet de loi est enterré, le ministre de l'Éducation nationale, Alain Savary, démissionne ; il cède la place à Jean-Pierre Chevènement. Celui-ci rassure très vite les Français qui voyaient en lui un Saint-Just jacobin et laïque.
Politique, la manifestation du 24 juin l'était nécessairement. Était-elle politisée pour autant ? Le clivage gauche-droite s'appliquait mal à cette démonstration de force tranquille dans les rues de Paris. Aucun parti, aucun syndicat n'aurait pu mobiliser autant de monde, une semaine après l'abstention massive des Français aux élections européennes. Pour arriver à un tel résultat, il fallait toute la vitalité du mouvement associatif et, surtout, d'autres mots d'ordre que ceux de la politique ou de l'économie.
« Un mai 68 à l'envers », a-t-on dit à propos du 24 juin 1984. Dans les deux cas, la jeunesse était en cause et l'État pris à partie. Dans les deux cas, le pouvoir en place dénonçait la politisation d'un mouvement dont des hommes politiques avaient vainement tenté de prendre la tête... Faut-il pousser plus loin l'analogie ?
En fait, quatre catégories de personnes étaient dans les rues de Paris le dimanche 24 juin. Inutile d'épiloguer sur la première, pour qui « l'école libre » était simplement un bon thème politique, susceptible de gêner la gauche.
La deuxième catégorie réunissait des croyants, désireux d'éduquer leurs enfants dans un mouvement religieux. Ceux-là ont réussi à créer, dans les établissements catholiques, des « communautés éducatives » auxquelles ils sont très attachés.
La troisième catégorie n'a pas grand-chose à voir avec le « peuple des paroisses ». Les écoles confessionnelles l'intéressent, non pas pour leur dimension religieuse, mais parce qu'elles se distinguent des autres : le seul lieu où l'on travaillerait sérieusement, dans un climat de discipline, à l'abri de la drogue, voire du marxisme de certains enseignants...
Pour la dernière catégorie, école libre veut dire liberté de choix. Si on met spontanément ses enfants dans un établissement public, on veut se garder un recours possible. C'est l'expression d'une inquiétude devant l'échec scolaire, à une époque où l'école semble angoisser davantage les parents que les enfants...
Reaganisme à la française
La laïcité avait été conçue au siècle dernier dans un souci d'unité nationale. Les croyances n'étaient pas admises à l'école, elles relevaient du domaine privé. Tous les futurs citoyens devaient se reconnaître dans un fonds commun.
Or, la France n'a plus la hantise de l'unité nationale. Le pluralisme est une valeur en hausse : on veut prendre en compte les différences, culturelles notamment, et les valoriser. Toute volonté d'imposer un projet commun à l'ensemble des Français semble être une atteinte aux libertés. Autant dire que la gauche ne pouvait choisir plus mauvaise période pour tenter d'unifier le système d'éducation nationale.
« Pas touche à nos enfants ! » proclamait l'une des pancartes du 24 juin. Un domaine réservé, en somme. Dans une société où la concurrence s'accentue, la famille est, plus que jamais, un refuge. Pourquoi l'État viendrait-il y mettre son nez ? Comme le chante Michel Sardou, auteur d'un tube de circonstance, qui défilait le 24 juin avec les manifestants : « Je veux que mes enfants s'instruisent à mon école. S'ils ressemblent à quelqu'un, autant que ce soit moi. Après, ils s'en iront adorer leurs idoles. Et vivre leur destin où bon leur semblera... »