Pour Ionesco, valeur établie, les risques étaient moins évidents, bien que Ce formidable bordel n'ait pas connu, dès le début, la faveur qui aurait dû lui revenir. Tirée du Solitaire, le premier roman d'Ionesco, c'était une pièce pourtant intéressante, avec un démarrage éblouissant, une suite de monologues qui sont des morceaux d'anthologie et qui feront les délices des élèves au concours du Conservatoire. Félicien Marceau, avec L'homme en question, n'a pas été plus heureux, malgré la forte présence de Bernard Blier dans cette pièce-fable qui péchait par un excès d'artifices.

Quant aux étrangers, à l'exception de quelques comédies de Boulevard qui ont rencontré un relatif succès, attendu, on ne peut signaler que Butley, de Simon Gray, nouvel auteur anglais qui vient ajouter son nom à la liste des Pinter, Saunders et autres talentueux dramaturges britanniques, dont il a l'habileté, doublée d'un solide réalisme. Il faut dire qu'en France il avait trouvé en Bernard Fresson le digne équivalent d'Alan Bates, qui a créé le rôle à Londres, et en Gérard Lartigau un second rôle qui valait presque le premier.

Reprises

Des directeurs moins audacieux se sont contentés de reprendre des succès qui ont fait leurs preuves avant guerre, et même avant 1914. C'est ainsi qu'on a vu Candida, de Bernard Shaw, œuvre mineure, un rien démodée, mais qui garde un certain intérêt grâce à un joli caractère de femme. De Jean de La Fontaine, façon Guitry, il ne reste plus grand-chose, sinon le souvenir d'une apparition, celle d'Yvonne Printemps. Aujourd'hui, malgré tout le talent de Claude Rich, attentif à ne pas essayer d'imiter Sacha (mais comment faire ?), cette soirée donnait l'impression d'être uniquement destinée aux nostalgiques incurables.

Bourdet, en revanche, a plus de ressort dans Le sexe faible, satire vitriolée des parasites, tels qu'ils apparaissaient dans les palaces des années folles. Jean-Laurent Cochet nous l'a restituée telle quelle, avec minutie. Ne serait-il pas temps de tenter des lectures modernes qui décrasseraient ces ouvrages d'époque ? Ce temps-là ne semble encore venu, non plus que pour Anouilh, si l'on en juge par le très sage Voyageur sans bagages, auquel Daniel Ivernel donnait pourtant le poids d'une belle sincérité mêlée de roublardise acérée. Même dans des décors nouveaux, et avec de jeunes acteurs, tout cela fait très vieux théâtre, faute de metteurs en scène qui osent, qui sachent bousculer la tradition, tout en s'appuyant sur des « dramaturges » solides.

C'est le cas, par exemple (mais il est presque unique), de Jean-Pierre Vincent, avec sa troupe du théâtre de l'Espérance, à qui l'on a dû le Don Juan et Faust de Grabbe, présenté sous les couleurs de la dérision, La noce chez les petits bourgeois, une des premières œuvres de Brecht, montée avec une ironie rigoureuse d'une efficacité exceptionnelle, et La tragédie optimiste du Soviétique Vichnievsky, démonstration presque trop parfaite, à la virtuosité glacée. Difficile de s'en plaindre, cependant, quand on a vu tout au long de la saison des balbutiements prétentieux et des animateurs qui « font dans le génie » avant même d'avoir appris les rudiments du métier.

Espoirs

De ces jeunes émergent toutefois quelques noms, qui seront peut-être les Vilar et les Vincent de demain. Il y a l'auteur-acteur Jean-Pierre Bisson, violent, brouillon, mais toujours avec une étincelle. Très controversé, son Smocking démontrait au moins une maîtrise du jeu des comédiens et un sens des dialogues qui valent d'être notés. Il y a également Daniel Benoin, qui a fort intelligemment dirigé le Deutsches Requiem de Pierre Bourgeade, parabole très évocatrice consacrée à l'éternel recommencement du fascisme. N'oublions pas des professionnels plus anciens, comme André-Louis Périnetti, émigré à Strasbourg, Jean-Louis Thamin, metteur en scène de L'amie Rose, de René Ehni, ou encore Jean-Marie Patte, qui s'est attaqué à Goethe cette année, et Henri Ronse, cherchant son équilibre entre Ibsen et Yeats, dans la difficulté d'une tentative toujours plus élaborée. Le très jeune Daniel Mesguich, enfin, mérite une mention spéciale pour son Prince travesti, qui l'aura placé du premier coup dans le peloton de tête, même s'il doit encore beaucoup à Vitez, son professeur, et à ceux qu'il imite, comme Strelher ou Chéreau. Marivaux, lui, serait-il content de ce traitement peu respectueux ? Qui sait ? Il aimait le théâtre, et le théâtre c'est la vie qui ne respecte rien, et surtout pas les morts, quand ils ne sont plus là pour se défendre. En tout cas, le créateur du Spectateur français se réjouirait sans doute de voir l'art dramatique aussi répandu, sinon prospère. C'est par centaines qu'il faut désormais compter les jeunes compagnies en France, et un critique reçoit en moyenne trois cartons d'invitation pour chacune de ses soirées. Reste à savoir si cette prolifération stupéfiante est un signe de bonne santé, ou les prémices d'une paralysie galopante qui finira par emporter le malade...

Musique

Un public obligé de se satisfaire de ce qu'on lui offre

Alors que le Metropolitan Opera connaît la crise financière la plus grave de toute son histoire et que les musiciens du New York Philharmonic se mettent en grève pour plusieurs semaines, au point de paralyser tout le début de la saison, – alors que Beethoven et Schubert sont soudainement à l'index en Chine populaire (ce qui entraîne notamment l'annulation de la tournée que devait y faire en mars l'Orchestre de Paris), – alors que l'extravagant monstre architectural de l'Opéra de Sydney, en construction depuis 1959, ouvre enfin ses portes pour une première saison lyrique, – alors qu'après huit années de silence la sensationnelle rentrée d'une Maria Callas très controversée se fait finalement à Hambourg en octobre, – alors que, de Vienne à Los Angeles, on fête consciencieusement le 100e anniversaire de la naissance d'Arnold Schönberg, de Charles Ives, le 150e de celle de Bruckner et le 50e de la mort de Puccini, – alors que la vie musicale s'internationalise de plus en plus, que les échanges s'intensifient entre les États et entre les continents, que les interprètes voyagent sans cesse et que les créateurs sont devenus citoyens du monde, le public français continue dans sa majorité à vivre en vase clos.