Faits divers

Le malaise de la justice

Un enfant de quatorze ans avale des barbituriques et meurt dans la nuit du 22 au 23 novembre à Saint-Michel (Aisne). Sa mère, Mme Hurier, qui a 8 enfants et qui en attendait un neuvième, était incarcérée à la prison d'Amiens pour une dette de 75 F : un chèque sans provision pour acheter des lunettes. Et puisqu'il y avait faute, il fallait sévir. Convoquée, elle ne s'était pas présentée au tribunal ; condamnée, elle ignorait ce qu'était un appel. Force est donc restée à la loi. Mais la loi, ou la manière dont on l'applique, est sévèrement critiquée par ceux-là mêmes qui rendent la justice. L'affaire d'Hirson n'est qu'un épisode parmi d'autres dans le grand débat qui s'instaure autour de la société répressive.

Crises

Pour beaucoup, l'année judiciaire 1972-1973 apparaît comme celle de la crise de la magistrature. Crise de croissance d'abord. Il y a en France 29 448 hommes et 855 femmes en prison. De même que la vague démographique a peu à peu submergé l'université, l'inflation de la délinquance menace d'étouffer le système répressif hérité de l'époque napoléonienne. La montée du banditisme classique – l'atteinte matérielle contre les biens et les personnes – se double d'une délinquance intellectuelle propre à notre époque : infractions multiples en matière de sociétés, de permis de construire, fraudes en tous genres pour tourner le fisc et la législation commerciale. Il s'y ajoute une troisième sorte de délinquance, celle des automobilistes, eux aussi en nombre croissant.

La justice est débordée. Elle manque terriblement de temps, de personnel, de locaux, de moyens budgétaires pour disposer du sort d'un homme, d'une femme ou d'un enfant : des peines souvent inadaptées sont prononcées dans la précipitation, sous l'afflux des affaires quotidiennes. Comme l'a montré le récent scandale de la Garantie foncière (Journal de l'année 1971-72), l'institution judiciaire demeure inefficace et lente au regard de l'écrasante complexité des dossiers techniques ou financiers, alors même que ces nouvelles formes de délits sont celles qui coûtent le plus cher à la communauté.

Crise de conscience ensuite : de nombreux magistrats, de jeunes avocats s'interrogent sur la société, l'argent, la propriété, les tares de notre civilisation industrielle, et bientôt sur des problèmes plus spécifiques et plus immédiats : la fusion des professions judiciaires et juridiques, le régime des associations, la lutte contre la toxicomanie, l'aide judiciaire, la condition pénitentiaire.

Dans les palais de justice, la rentrée s'effectue sous de sombres auspices. Le 20 juillet 1972, Henri Pascal, le petit juge de Béthune, a été dessaisi par la Cour de cassation du dossier du meurtre de Brigitte Dewevre (Journal de l'année 1971-72). On lui reproche d'avoir été trop prolixe, dans des déclarations plus tonitruantes que riches d'informations, sur l'affaire qu'il instruisait. Cette décision relance la polémique sur les devoirs et pouvoirs réels du juge d'instruction, sur la place qu'il occupe dans l'organisation judiciaire, et sur le sacro-saint principe de procédure pénale qui sépare en France les fonctions de poursuite, d'instruction et de jugement. L'apparition, par la suite, d'un nouvel assassin présumé – qui s'accuse du meurtre de Brigitte Dewevre, puis se dédit, mais reste en prison malgré son état mental – ne sera qu'une péripétie supplémentaire.

D'autres affaires graves ou délicates restent en suspens. Un acquittement intervient dans une affaire d'avortement, qui fait grand bruit dans la banlieue parisienne ; mais le jugement de Bobigny place les magistrats devant un dilemme ; ignorer la loi s'ils la trouvent archaïque, ou rendre une justice qui réserve ses rigueurs aux plus défavorisés. Le dossier est ouvert, mais la vraie bataille aura lieu au Parlement.

Autre dossier en cours : l'affaire Aranda. En divulguant des documents qu'il avait été amené à connaître du fait de sa qualité de membre d'un cabinet ministériel, Gabriel Aranda avait provoqué un scandale retentissant en septembre 1972. Les réactions en chaîne que certains redoutaient – et que d'autres, sans doute, escomptaient – semblent en fin de compte limitées dans leurs effets, bien qu'elles donnent lieu à des interprétations contradictoires. Les uns voient en G. Aranda un redresseur de torts agissant, non sans courage, dans un souci de salubrité publique. Les autres l'accusent d'avoir outrepassé ses prérogatives en communiquant à la presse des documents administratifs d'ordre interne. Ces pièces étant des photocopies, peut-on considérer qu'il y eut vol de documents ? Un exemple, encore, de l'intrusion insolite de la technique moderne dans les affaires pénales.