Dès lors, tour à tour, le président de la République et le Premier ministre ne manquent pas, dans chaque intervention publique, de vanter leur bon accord et de tracer la ligne de partage de leurs attributions respectives : au président les grandes options, au chef du gouvernement, assisté de ses ministres, l'exécution, la gestion et le dialogue avec le Parlement. Dès lors encore, sur la base de cet accord et parlant le même langage, les deux hommes définissent de la même façon leurs intentions sur les sujets essentiels de politique intérieure (régionalisation, maintien de l'ordre, Université, animation de l'économie, pratique sociale, etc.) comme de politique étrangère (Europe, relations Est-Ouest). Dès lors enfin, ayant retrouvé une impression de stabilité et le sentiment d'être gouvernés, les Français se détendent quelque peu et voient d'un meilleur œil ceux qu'ils ont placés aux leviers de commande.
L'émotion suscitée par le décès soudain de l'homme du 18 juin — qu'on célèbre de préférence au fondateur et chef de la Ve République, sauf dans les milieux purement gaullistes — achève de réunir dans une même réaction sentimentale, dans une même tristesse, la plus grande partie de l'opinion, en même temps que cette disparition enlève aux successeurs un poids : si convaincus qu'ils soient que de Gaulle avait renoncé à jamais au pouvoir, la présence solitaire, silencieuse et terrible de la statue du Commandeur pesait sur leurs propos et, dans une certaine mesure, sur leur action.
Des succès personnels
Concrètement, la remontée de l'automne revêt diverses formes et s'exprime à travers plusieurs événements. Dans le domaine économique, c'est un assouplissement progressif des contraintes — contrôle des changes, encadrement du crédit — instituées au moment de la dévaluation d'août 1969 ; puis, à la fin de 1970 et dans les premières semaines de 1971, des mesures de relance qui ne sont pas sans effet. La vie sociale est marquée par l'extension et la multiplication des négociations et des accords tantôt bipartis — entre l'État et ses salariés —, tantôt tripartis — gouvernement, patronat, syndicats —, dénommés contrats de progrès, qui finissent par former la trame serrée d'une politique contractuelle assez impressionnante. L'ordre est moins gravement troublé et si les successifs procès faits à l'un des chefs de file de l'agitation universitaire, Alain Geismar, en octobre, puis en novembre 1970, sont l'occasion de manifestations et d'incidents, l'énorme dispositif policier mis préventivement en place au moindre signe d'effervescence permet aux autorités de garder, dans l'ensemble, le contrôle de la rue. Enfin, toujours dans les affaires intérieures, le renvoi des projets de régionalisation dans le discours du chef de l'État prononcé le 31 octobre 1970 à Lyon, ajournement compensé par la mise en route immédiate de modestes mesures de déconcentration administrative au conseil des ministres du 4 novembre, s'il suscite certaines protestations, soulage et apaise bien des notables.
À ces orientations s'ajoutent des succès personnels. L'un des plus spectaculaires est celui que remporte, au terme d'une bataille acharnée, Jacques Chaban-Delmas en reprenant de haute lutte, avec 63,55 % des suffrages exprimés, son siège de député de Bordeaux, que lui disputait le bouillant député de Nancy et secrétaire général du parti radical, Jean-Jacques Servan-Schreiber, écrasé le 20 septembre avec seulement 16,59 % des voix. Ainsi le seul leader de l'opposition qui semblait avoir le vent en poupe perd-il un duel dans lequel il s'était engagé à fond et avait engagé beaucoup plus que sa personne et même que son parti. Quant au voyage du président Pompidou en Union soviétique, où il est accueilli, en octobre, avec une pompe toute spéciale, il constitue pour lui, tout compte fait, un élément de prestige qui efface l'impression plutôt fâcheuse laissée par sa visite du printemps aux États-Unis. Le président français n'est-il pas le seul homme au monde admis dans l'année à Cap Kennedy, puis à Baïkonour, au cœur des citadelles nucléaires des deux géants ? À la fin de l'année et aux premiers jours de 1971, quand Georges Pompidou fait procéder à un léger remaniement du gouvernement et confier à René Tomasini le secrétariat général de l'UDR, ce n'est pas tout à fait l'euphorie, mais on n'en est pas très loin.
Tension et morosité
En quelques semaines, ce climat favorable va se dégrader rapidement et les Français vont tomber de la quiétude dans la morosité. Pourquoi ce brusque changement de cap, cette soudaine réapparition des tensions ?