En France
Stabilité et morosité

1970 demeurera dans l'Histoire. Pourtant cette année-là n'a été marquée par aucun de ces grands événements qui font date et restent dans toutes les mémoires. Rien de commun avec les millésimes 1958 (mort de la IVe et naissance de la Ve République), 1962 (fin de la guerre d'Algérie et de la décolonisation) ou 1968 (crise de mai, triomphe de juin). Paradoxalement, la mention désormais inscrite dans les manuels d'histoire sur lesquels pâlissent les écoliers — « Charles de Gaulle (1890-1970) » — n'exprime aucun bouleversement dans le déroulement de la vie publique du pays. La mort du général de Gaulle, le 9 novembre 1970, a tourné la page sur un chapitre déjà écrit et achevé depuis que, dix-huit mois plus tôt, le plus illustre des Français avait quitté la politique pour reprendre sa place dès longtemps marquée au Panthéon des gloires nationales.
De cette année 1970-71, on retiendra donc, plutôt que ce deuil, qu'elle se caractérise par deux tendances en apparence contradictoires et, en fait, complémentaires. Selon qu'on regarde, en effet, les événements de ces douze mois de près et dans le détail, ou, au contraire, de haut et de loin, c'est la stabilité qui, dans le premier cas, semble s'imposer, tandis que le mouvement paraît, dans le second cas, l'emporter. Dans le temps, on peut estimer que le second semestre de 1970 se signale par une détente dans les affaires extérieures et intérieures, une détente entre les Français et le pouvoir, une détente au sein même de ce pouvoir, tandis que le premier semestre de 1971 voit reparaître les tensions, les difficultés et, par voie de conséquence, ce qu'on a appelé — ce fut le mot du moment — la morosité.

À la veille des vacances d'été 1970, l'opinion française manifeste une visible mauvaise humeur, dont les causes sont fort diverses et parfois même opposées. Pour les uns, le désordre est en passe de conquérir définitivement droit de cité, non seulement dans l'Université, mais aussi du fait des commerçants, des paysans ou de toute catégorie sociale — un jour, les chauffeurs routiers, un autre jour les travailleurs de l'État — qui s'estime défavorisée ou brimée ; et ceux qui volent ainsi la situation réclament du gouvernement qu'il se montre plus énergique, plus déterminé, qu'il impose l'ordre. Pour les autres, au contraire, l'absence de réformes régionale, fiscale, administrative, le sentiment d'un blocage de l'action gouvernementale réduite à une gestion à courte vue, d'un blocage de l'opinion qui ne trouve pas les voies normales du dialogue ou même de la revendication, d'un blocage de la politique extérieure, d'un blocage de la société française, sont à la racine des frustrations ressenties et parfois violemment manifestées, qui risquent à tout moment d'enclencher le cycle manifestation-répression. Ce malaise s'exprime dans les sondages d'opinion : 45 % des Français seulement, ce qui est peu, se déclarent satisfaits de leur gouvernement en juillet 1970. Il retentit, bien entendu, au niveau politique, et comme l'opposition de gauche demeure divisée, démoralisée et temporairement neutralisée, c'est d'abord entre le président de la République et le Premier ministre d'une part, entre Jacques Chaban-Delmas et la majorité d'autre part, au sein même de cette majorité enfin, que se font jour des divergences, voire des querelles.

Or, ce mauvais climat, cette inquiétude, ces tensions, loin de s'aggraver comme beaucoup le redoutent et parfois le prédisent, se dissipent au cours de l'été et au début de l'automne, au point qu'avant la fin de l'année 1970 la cote du chef de l'État et celle du Premier ministre atteignent, dans les mêmes sondages d'opinion, des sommets que seul le général de Gaulle avait quelquefois fréquentés. 65 % des Français se déclarent satisfaits de Chaban-Delmas en novembre et 69 % du président Pompidou ; les chiffres de décembre marquent un très léger recul (respectivement 63 et 65 %) selon l'IFOP, tandis que l'autre institut de sondages, la SOFRES, fait état, en décembre, de 70 % d'approbations de l'action du gouvernement. Que s'est-il donc passé pour qu'on aille si rapidement de l'irritation et de la crainte à la détente et à la quiétude ?

Le partage des tâches

La clef de cette évolution réside d'abord dans la conclusion d'un gentlemen's agreement au sein du pouvoir. Car si les querelles de la majorité et de l'exécutif reflétaient d'une certaine façon le mécontentement et les divisions de l'opinion, elles y ajoutaient une cause d'immobilisme, voire de sclérose. Deux entretiens fort longs et fort discrets, l'un à la veille des vacances, l'autre dès la rentrée, entre Georges Pompidou et Jacques Chaban-Delmas permettaient de tirer un trait sur les discordes passées, puis de jeter les bases d'une entente pour l'avenir.