À côté des équipements collectifs, la politique sociale représente un second moyen d'action entre les mains du gouvernement pour réaliser le Plan. Là encore, les débats ont été vifs. Pour les uns, la hausse rapide des salaires directs aurait dû conduire le gouvernement à freiner celle des prestations sociales, en réservant le bénéfice de celles-ci aux catégories les plus défavorisées. Cela aurait exigé une ample réforme de notre système de sécurité sociale et, finalement, le gouvernement a reporté le débat à plus tard. Il s'est contenté de prévoir le prolongement des tendances récentes, ce qui conduit à une croissance des prestations sociales de 45 à 46 % en cinq ans.
Toutefois, à l'intérieur de cette croissance globale, il s'est engagé à donner la priorité aux personnes âgées et aux handicapés. La France est, en effet, très en retard par rapport aux nations voisines sur l'aide aux personnes âgées.
Vingt-cinq ans après
Au total, s'il est encore relativement ambitieux, le VIe Plan apparaît moins volontariste qu'autrefois, quand le général de Gaulle déclarait : « C'est la grande affaire de la France. » Son élaboration finale a été influencée par la conjoncture inflationniste, qui caractérise l'ensemble des économies occidentales à l'heure actuelle. Elle l'a été aussi par la crise sociale qui a profondément marqué la société française depuis 1968. Parce qu'on se bat tous les samedis soir au Quartier latin, parce que les prix montent dans tous les pays du monde et parce que la France n'a plus de frontières économiques qui la protègent de l'extérieur, on a même pu se demander si la planification avait encore un sens.
En réalité, depuis sa création par Jean Monnet en 1946, la planification française a déjà connu plusieurs évolutions. À la fin de la guerre, le Plan était essentiellement un moyen de reconstruire l'économie française. Le premier Plan (1947-1952) fixait, avant tout, des priorités, c'est-à-dire les secteurs sur lesquels on allait concentrer le peu de moyens disponibles, en sacrifiant délibérément les autres. C'est ainsi que l'on donnait la priorité à l'énergie sur le logement.
À partir du IIe Plan (1954-1957), la planification change de nature ; elle devient plus générale, mais aussi moins volontaire. Progressivement, elle se transforme en une sorte de vaste étude de marchés établie avec des moyens techniques de plus en plus raffinés. C'est ainsi que les ordinateurs ont joué un grand rôle dans l'élaboration du VIe Plan. Aujourd'hui, on se rend compte que l'on a atteint une sorte de limite à cet égard et que le Plan doit redevenir un outil pour l'action. Cela apparaît déjà dans le VIe Plan, mais de façon encore diffuse, par exemple dans la détermination des équipements collectifs que va réaliser l'État et dans la priorité donnée à quelques secteurs industriels (chimie, mécanique, électronique et industries alimentaires) vers lesquels l'État fera converger différentes formes d'aide. Mais par rapport aux grandes fonctions que la planification française avait traditionnellement l'ambition de remplir, le VIe Plan ne marque pas de progression. Au contraire.
La fonction de concertation
L'un des principaux mérites du Plan, depuis sa naissance, a été de réunir dans des commissions de travail des représentants de l'État, du patronat et des syndicats. Ceux-ci se rencontraient pour échanger leurs idées sur la meilleure façon de faire grandir le gâteau de l'économie française, alors que, partout ailleurs, ils ne se retrouvaient que pour s'en disputer les morceaux. Il y avait là une sorte de concertation avant la lettre ; concertation qui n'aboutissait pas à des accords en bonne et due forme, mais où chacun influençait plus ou moins le point de vue de l'autre, en défendant le sien propre. Cela ne manquait pas de vertus pédagogiques dans un pays comme la France, très divisée idéologiquement et socialement. Or, pour la première fois au cours de la préparation du VIe Plan, un syndicat a claqué la porte, la CFDT, et un autre a déserté de nombreuses commissions, la CGT. Tout se passe comme si les syndicats craignaient de se laisser récupérer par le régime politique et par le système économique en participant de trop près aux travaux du Plan.
La fonction de transparence
La planification apparaît comme un effort pour passer d'une économie moins consciente à une économie plus consciente. C'est en somme un tableau où l'on inscrit ses ambitions. Or, dans la phase finale d'élaboration du Plan, le gouvernement a fait disparaître des documents élaborés par ses experts une très grande quantité de chiffres, comme s'il craignait qu'on le prenne au pied de la lettre. Par rapport au Ve Plan, par exemple, il n'y a plus d'objectifs en matière de revenus. Là, le gouvernement s'explique en disant que, de toute façon, ces objectifs ne sont jamais atteints et que ce n'est vraiment pas la peine de fournir ainsi de nouveaux motifs de mécontentement aux différentes catégories sociales. En réalité, tout se passe comme si les pouvoirs publics, craignant des crises sociales imprévisibles, voulaient se réserver des moyens d'action qu'ils utiliseraient au moment opportun. S'ils avaient annoncé d'avance tous leurs projets, ils n'auraient plus rien en réserve pour les moments difficiles.
La fonction de cohérence
Il est bien difficile, dans une économie ouverte sur l'extérieur, d'avoir une planification très rigoureuse. Finalement, l'économie française dépend au moins autant des décisions qui sont prises à Washington ou à Bonn que de celles qui sont arrêtées à Paris. Quand le président des États-Unis décide d'augmenter le taux d'intérêt pour lutter contre l'inflation née de la guerre au Viêt-nam, il prend une mesure qui va se diffuser dans le monde entier, à travers le système monétaire international. Il en résulte qu'un industriel français paiera l'argent dont il a besoin plus cher et qu'en conséquence il risque de moins investir, ce qui, au total, freinera la croissance de l'économie, sans que le gouvernement de Paris y puisse quelque chose.
La fonction de sélectivité
En économie, disait Pierre Massé, qui fut commissaire général au Plan, l'important n'est pas de dire ce que l'on veut, mais ce que l'on préfère. La planification a donc pour objet d'expliciter des choix et de dire que, si l'on veut faire ceci, il faut renoncer à cela. Dans une période de troubles sociaux, comme c'est le cas non seulement en France, mais aussi dans de nombreux pays industriels, une telle explicitation comporte naturellement des risques, car elle fait des mécontents. Le gouvernement a donc été très prudent dans le contenu du VIe Plan à cet égard. Et si celui-ci comporte effectivement des choix, ils ne sont pas toujours explicites.
Dans une société encore profondément marquée par ce qui s'est passé en mai 1968, dans un pays qui s'engage dans une vaste communauté économique aux membres de plus en plus nombreux, la planification, fût-elle indicative, ne cesse pas d'être nécessaire, mais elle devient, à coup sûr, de plus en plus difficile. Et si le VIe Plan a pu paraître décevant, c'est sans doute parce qu'il est le dernier de son espèce.
À un monde nouveau devront évidemment correspondre de nouvelles formes de planification.