Le gouvernement avait étudié un plan à 6,5 % de croissance par an. Il ne l'a pas retenu. À ce rythme, en effet, il n'aurait pas été possible de prévoir une réduction de la durée du travail et moins encore un abaissement de l'âge de la retraite. Or, les revendications sociales ne portent plus seulement sur l'augmentation des salaires, mais aussi, et de plus en plus, sur un allégement de la charge de travail. Le VIe Plan prévoit, à cet égard, d'ici 1975, une réduction d'une heure trente de la durée hebdomadaire du travail, mais il rejette, en revanche, un abaissement généralisé de l'âge de la retraite. En outre, une croissance plus rapide aurait exigé une intensification de l'exode rural, qui est déjà très fort en France, une plus grande mobilité des salariés, dont certains se plaignent déjà d'être des déportés du travail, et la disparition de petites entreprises dans l'industrie, l'artisanat et le commerce, alors que l'on volt réapparaître un néo-poujadisme pour défendre ces catégories sociales.
En outre, la réalisation des objectifs physiques de production et de consommation ne constitue qu'un des aspects du développement économique. Au cours des cinq dernières années, la France a fait l'expérience d'une situation dans laquelle les buts physiques étaient effectivement atteints, mais ils l'étaient dans un tel déséquilibre financier qu'il a fallu dévaluer la monnaie et perturber toute la nation pour remettre un peu d'ordre dans les comptes.
Manifestement, le gouvernement a craint qu'en fixant pour le VIe Plan des objectifs plus ambitieux il ne parvienne pas à tenir les prix. Il n'a pas voulu prendre le risque de nouvelles dévaluations, avec leur cortège de revendications sociales et de mesures d'austérité financière. Avec le Plan tel qu'il est, les pouvoirs publics ne sont d'ailleurs pas sûrs de pouvoir tenir l'équilibre. Ils voudraient, par exemple, que la hausse des prix ne dépasse guère 3 % par an, alors qu'elle aura été supérieure à 5 % au cours de la première année du Plan.
Priorité industrielle
Là-dessus se greffe la querelle de l'industrialisation. Effectivement, le VIe Plan donne la priorité à l'industrie. Cela se traduit dans un chiffre : la production industrielle doit augmenter de 7,5 % par an, entre 1971 et 1975, alors qu'au cours des cinq années précédentes elle n'a progressé que de 6,8 % par an. Comme la croissance globale, elle, ne change pas, cela signifie que la production agricole croîtra moins vite dans le VIe Plan que dans le Ve.
Pour les syndicats, cette priorité à l'industrie veut dire que l'on va favoriser les grands monopoles capitalistes. Pour les agriculteurs, cela signifie que l'on va faire appel encore un peu plus à l'infanterie des campagnes pour peupler les usines. Quant aux petits commerçants et artisans, ils s'inquiètent, eux, d'une politique qui leur semble plus favorable aux gros qu'à leurs propres intérêts. Le gouvernement se justifie de deux manières. Il faut donner la priorité à l'industrie, dit-il, d'abord parce que celle-ci fournit des emplois et que l'on n'évitera pas le chômage sans elle ; ensuite, parce que seule elle permet de gagner la bataille de l'exportation, sans laquelle l'économie française sera étouffée par la concurrence internationale.
En réalité, le VIe Plan repose sur un pari dont personne ne sait s'il sera effectivement gagné. Il prévoit la création, en cinq ans, de 250 000 emplois dans l'industrie. Or, pendant la période allant de 1962 à 1968, l'industrie française n'a créé que 50 000 emplois. Il est vrai qu'en 1969 et 1970, elle en a engendré 200 000, mais personne n'imagine que ce rythme puisse durer longtemps. Tout dépend, en réalité, de la croissance de la productivité pendant le VIe Plan, c'est-à-dire de la croissance de la production réalisable avec le même nombre de travailleurs. Le Plan prévoit que, pour réaliser une croissance industrielle de 7,5 % par an, il y aura un gain de productivité de 7 % et un accroissement des effectifs au travail, compte tenu de la diminution prévue de la durée du travail, de 0,5 % par an. Si la productivité augmentait plus vite (ce qui n'est pas impossible, compte tenu des efforts de concentration et de modernisation), il faudrait donc que l'expansion soit plus rapide pour éviter le chômage. Mais si des déséquilibres financiers imposent de ralentir la croissance sans que la productivité soit moins forte, les risques sur l'emploi seront effectivement réels.