Certes, elle placera au cœur de son étude l'activité créatrice, dans l'ordre de la pensée et de l'expression. Mais elle ne peut s'en tenir à une simple nomenclature des œuvres artistiques ou scientifiques passées à la postérité et aspire légitimement à déboucher sur l'histoire des représentations collectives à une date et dans une situation données. Pour l'historien, la culture est à la fois un miroir et un reflet, et toute activité créatrice, dans sa réception par un groupe donné, relève de l'émotion et du goût, qui sont eux aussi des objets d'histoire.

Ce qui colore une civilisation dans la mémoire collective, ce sont, avant tout, le « beau » ou ses vestiges, mais aussi les formes de « divertissement » – au sens pascalien du mot –, et donc l'imaginaire et le rêve. En d'autres termes, les activités de loisir ne sont pas forcément culturelles, mais l'histoire socioculturelle se doit d'étudier ces heures entre travail et sommeil, car c'est en leur sein que s'épanouit la culture, entendue non seulement comme phénomène de création, mais aussi de réception.

Une crise des intellectuels ?

Mais cet historien du socioculturel, s'il peut admettre, dans sa pratique professionnelle, un tel élargissement de la notion de culture, doit en même temps prendre la mesure des implications qu'une définition trop diluant entraîne dans la société qui l'entoure. Car les acteurs du culturel, dans un tel contexte, connaissent une transmutation considérable. C'était, du reste, on l'a vu, un second thème courant tout au long des trois livres. « En l'an 2000, déclara un jour Andy Warhol, tout le monde sera célèbre un quart d'heure. » Derrière la boutade apparaît une incontestable réalité : sera célèbre qui accédera aux médias. Or, dans une définition large des pratiques culturelles, prendre les médias comme on a pris la Bastille introduit d'emblée dans le monde des hommes de culture, en d'autres termes les intellectuels. Le prestige médiatique est-il en train de remplacer, de ce fait, le prestige intellectuel ? Incontestablement, un glissement s'est peu à peu amorcé, dont témoignait notamment le statut, évoqué plus haut, de « maîtres à penser » de la jeunesse de chanteurs ou de fantaisistes. L'émotion après la mort de Coluche et l'attitude quasi sacrale qu'eurent alors les médias sont, à cet égard, significatives.

Les journalistes et les artistes, par fonction en prise directe sur ces médias, sont-ils en train de devenir de « nouveaux intellectuels », diffuseurs de ce qu'un ouvrage paru à la fin de 1987 a appelé la « soft-idéologie », qui gomme les joutes idéologiques dont les intellectuels classiques étaient les hérauts ?

Bernard-Henri Lévy, on l'a vu, posait la même question avec l'image du « Sartron ». Mais le constat était moins pessimiste puisque les « intellectuels du 3e type » empêcheraient, par leur existence, une telle dilution des enjeux et des acteurs. Ce qui renvoie au troisième thème des ouvrages de Finkielkraut, de Bloom et surtout de Lévy : la définition et le rôle des intellectuels. Là encore, le problème ne surgit pas ex nihilo en 1987. Toute une littérature endogène existe, faite d'autodéfinitions, d'auto-proclamations, d'autojustifications ou d'autocritiques, voire d'auto-flagellations. À tel point que ce salon de « l'auto » est une mine pour l'historien des intellectuels. Mais, ce qui confère à la question son actualité, c'est la crise qu'a connue, depuis une douzaine d'années, le milieu intellectuel français, notamment à gauche. Cette douzaine d'années a sonné le glas de bien des illusions. Il faut, pour prendre la mesure de l'évolution, se reporter vers le milieu de la décennie précédente. À cette date, la culture politique de gauche imprègne encore largement le milieu intellectuel. Certes, dans ce milieu, le modèle soviétique a subi depuis 1956 une lente mais irréversible érosion et l'intelligentsia communiste, écaille après écaille, a constitué la grande masse des « ex », ces anciens du parti qui, devenus sexagénaires, sont aujourd'hui souvent aux postes de commande de la presse, de l'édition et de l'université. Mais d'autres modèles de référence – Cuba, la Chine et, plus largement, le tiers monde – avaient pris le relais, assurant le maintien sur le devant de la scène idéologique d'une gauche en position dominante. La suite est connue. L'« effet Soljenitsyne », à partir de 1974, puis les événements survenus dans la péninsule indochinoise – boat people au Viêt-nam, tragédie cambodgienne – ont fait basculer cette gauche intellectuelle dans une phase que Jean-Claude Guillebaud, dans un livre publié en 1978 (Éd. du Seuil), a appelée celle des « années orphelines ». Orphelines de ses modèles et aussi de ses maîtres penseurs, disparus physiquement ou intellectuellement à la charnière des deux décennies (Sartre, Lacan, Barthes, Althusser) ou plus avant dans les années 1980 (Foucault). De là, deux phénomènes connexes qui marquent le paysage idéologique des années 1980. D'une part, par un phénomène d'appel d'air, la droite libérale, dont les intellectuels avaient surtout jusque-là vécu sur les marges de ce paysage, s'y introduisit en force, cela expliquant notamment la gloire vespérale puis posthume d'un Raymond Aron, dont les Mémoires, publies un mois avant sa mort, seront, on l'a vu, le grand succès d'édition de l'automne 1983. D'autre part, en cette même année 1983, le porte-parole du gouvernement de Pierre Mauroy, Max Gallo, s'interrogea publiquement dans le Monde sur le peu d'enthousiasme d'une partie de la cléricature à soutenir ce gouvernement, lançant le débat passé à la postérité sur le « silence » présumé des intellectuels de gauche. Évoquant les très riches heures de la mémoire de gauche, et notamment le rôle des intellectuels au moment du Front populaire, il déclara, en effet : « Où sont les Gide, les Malraux, les Alain, les Langevin d'aujourd'hui ? » Le mot silence était sans doute excessif, mais il est bien vrai que les années 1975-1985 ont constitué pour ces intellectuels une période de trouble et d'interrogation. Même si depuis se sont amorcées en leur sein une restructuration et donc une évolution, c'est dans ce contexte de lendemain de crise intellectuelle que doit être replacé l'ouvrage de Bernard-Henri Lévy, qui, bouclant la boucle d'un siècle agité d'histoire des intellectuels, en revient, consciemment ou inconsciemment, aux intellectuels du premier type, ceux de l'affaire Dreyfus, porteurs des valeurs universelles.