La culture en question

Printemps 1987 : penchés au chevet de la culture, trois auteurs formulent de sombres diagnostics au travers desquels se profile la question de l'identité française et du patrimoine national, ainsi que celle du rôle de l'intellectuel dans la cité.

Au début du printemps 1987 ont été publiés, coup sur coup, la Défaite de la pensée d'Alain Finkielkraut (Gallimard), Éloge des intellectuels de Bernard-Henri Lévy (Grasset) et l'Âme désarmée de l'universitaire américain Allan Bloom (Julliard). Le principe de simultanéité – trois livres sur la culture et ses acteurs – questionne l'historien. Mais c'est surtout l'écho rencontré qui est frappant et qui appelle analyse. La Défaite de la pensée occupa une place de choix parmi les plus fortes ventes d'« essais » jusqu'à l'automne. L'Éloge des intellectuels, sans rencontrer un tel succès, toucha tout de même un large public. Quant à l'Âme désarmée, l'ouvrage, sans connaître l'engouement suscité outre-Atlantique – vingt-cinq semaines en tête de la liste des best-sellers du New York Times –, bénéficia d'une couverture médiatique flatteuse et, loin de demeurer à l'ombre du succès d'Alain Finkielkraut, devint partie prenante dans le débat amorcé sur la culture. Car il y eut non seulement simultanéité et succès, mais aussi débat. La teneur de celui-ci, de surcroît, fut loin d'être mince puisque trois problèmes au moins affleuraient : la nature de la culture, l'identité des acteurs culturels et donc, en toile de fond, la définition et le rôle des hommes de création et de circulation des idées, les intellectuels.

Les trois pièces du dossier, on le verra, sont étroitement liées. Et s'y lit, plus largement, la question de l'identité française, tiraillée entre les forces centrifuges de la standardisation supranationale et les forces centripètes « régionales ». Ces forces opposées ont toujours enrichi et écartelé à la fois cet agrégat d'expressions diverses qu'est une culture nationale. La torsion s'est-elle faite plus forte en cette fin de décennie, de siècle et de millénaire ?

Le « tout-se-vaut » culturel

Mais il faut auparavant donner la parole aux trois auteurs, car les traits communs ne doivent pas faire oublier les approches différentes, et aussi le statut inégal des ouvrages : si Allan Bloom et Alain Finkielkraut ont, apparemment, longuement médité leurs livres, qui sont donc touffus mais ordonnés, celui de Bernard-Henri Lévy, parfois écrit à la diable, est davantage ébouriffé, de facture et de contenu.

Alain Finkielkraut constate un « malaise dans la culture ». Malaise lié à un élargissement et, de ce fait, à une banalisation : élargissement du champ « prétendument culturel » et dilution de la notion même de culture, dont le spectre des composants irait désormais du clip vidéo aux arts dits majeurs, en passant par la bande dessinée, la publicité et le rock. D'où cette question : quels mécanismes ont conduit à une telle situation ? Sondant le soubassement intellectuel et philosophique de cette fin de siècle, l'auteur procède à une archéologie des causes de ce phénomène de dilution et dégage deux strates qui semblent avoir joué le rôle majeur : la notion de modernité et le thème de la différence.

La démarche d'Allan Bloom est proche par certains aspects. Syndic de faillite intellectuelle, il dresse le constat de ce qui lui apparaît comme une décadence. Principal accusé : le relativisme culturel. Le tout-se-vaut a entraîné un étouffement de la culture, qui a perdu de ce fait sa fonction patrimoniale. D'où des implications éthiques : cette fonction disparue, la culture a cessé d'être un point de repère et un ciment pour une communauté civique donnée. Il se serait donc produit, de façon concomitante, un nivellement des valeurs. Le professeur Bloom en recense les effets dans l'institution universitaire, très affaiblie. Et le diagnostic tombe : la jeunesse, privée de points de repère culturels et éthiques, est déboussolée et, de ce fait, durablement déstabilisée.