C'est sur un autre registre que Bernard-Henri Lévy mène son analyse, à partir du même constat : le « tout culturel ». La montée d'une culture médiatique a mis progressivement en selle de nouveaux leaders d'opinion. À la Bourse des valeurs, Coluche et Renaud auraient peu à peu supplanté les intellectuels classiques. Et ceux-ci auraient également souffert de l'installation dans le débat idéologique d'une sorte de consensus mou : à « Sartréaron », reflet des affrontements des décennies précédentes, a succédé « Sartron », qui a gommé les aspérités et mis en avant les convergences. Dans un tel contexte, les intellectuels ont subi un triple choc : ils ont perdu leur élément d'identité, la culture, victime d'une définition diluant ; supplantés par plus médiatiques qu'eux, ils n'ont plus leur rôle de hérauts ; dépouillés de leur coloration idéologique, ils ne peuvent plus, par leurs débats, dégager les enjeux des grandes controverses nationales. Ce diagnostic porte moins, en définitive, sur la culture que sur les intellectuels : ceux-ci sont gravement malades, et la maladie peut devenir mortelle. Si l'on n'y prend garde, les dictionnaires de l'an 2000 écriront : « Intellectuel, nom masculin, catégorie sociale et culturelle morte à Paris à la fin du xxe siècle ; n'a apparemment pas survécu au déclin de l'universel. » Le docteur Lévy rédige donc une ordonnance : « l'intellectuel, c'est la vérité, la raison, la justice », en d'autres termes « les valeurs de l'universel ». Portés par ces valeurs, apparaissent les « clercs du 3e type », qui sauveront l'espèce et retrouveront un rôle civique.

Les trois livres, on le voit, menaient leurs analyses respectives au pas de charge. D'où un débat vite engagé dans le milieu intellectuel, avec toute une palette de réactions, articulées autour de deux pôles : pour les uns, il y avait là le signal d'un sursaut, devant la démagogie du « tout culturel » ; pour les autres, ces ouvrages reflétaient un combat d'arrière-garde, sous-tendu par une vision européocentriste et par une conception frileuse et passéiste de la culture.

Un phénomène de mode ?

La réponse à un tel débat est, en fait, affaire d'appréciation personnelle. L'historien, toutefois, peut contribuer à éclairer le débat, en le replaçant en perspective. Et en répondant d'abord à cette question : sommes-nous, pour ce qui concerne ces trois ouvrages et leur écho, devant un simple phénomène de mode, sans racines et sans lendemains ? En fait, un succès de librairie, dans la catégorie « Études, essais, documents », est souvent, directement ou indirectement, le reflet d'interrogations formulées par une communauté à une date donnée. Ce qui ne leur confère pas forcément le prestige de la longue durée, mais leur enlève le caractère fugace de la mode.

Les exemples abondent pour illustrer ce phénomène de résonance. Ainsi, en avril 1955, les Nouvelles littéraires puis l'Express publient une enquête sur les plus grands succès de l'édition française depuis dix ans. Cent cinquante titres, dont cent romans, ont connu des ventes supérieures à 60 000 exemplaires. Or, si Roger Frison-Roche, avec les 350 000 volumes vendus de la Grande Crevasse, se retrouve 8e au palmarès des ventes, juste devant Pierre Daninos (les Carnets du Major Thompson, 340 000), si André Soubiran vend 300 000 exemplaires de chacun des tomes de ses Hommes en blanc, et si, inversement, Jean-Paul Sartre n'apparaît qu'à la 51e place, avec les Mains sales (140 000), les cinq premiers titres vendus entre 1945 et 1955 sont des productions dérivées de la guerre. Elles évoquent le conflit qui s'est achevé après Hiroshima (Pierre Clostermann, le Grand Cirque, 2e, 527 000, et Vercors, le Silence de la mer, 5e, 420 000) ou la guerre froide dans laquelle baignent ces années, reflétée sur un registre comique – Giovanni Guareschi, vainqueur absolu, avec les 798 000 volumes vendus du Petit Monde de Don Camillo – ou dramatique : Victor Kravchenko et Arthur Koestler, respectivement 3e et 4e avec J'ai choisi la liberté, 503 000, et le Zéro et l'Infini, 450 000.