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Les polémiques recouvrent une saison morose

La cruauté du public, la brutalité de l'Administration, la férocité des conflits de personnes et la violence des luttes syndicales font qu'à l'Opéra de Paris, depuis dix ans, le drame se joue encore plus souvent dans la salle et dans les coulisses que sur la scène. Le 23 juillet 1977, un homme s'est jeté du 14e étage : Jean Salusse, président du conseil d'administration de la Réunion des théâtres lyriques nationaux. Cet énarque de 45 ans, major de la promotion de J. Chirac, conseiller d'État et directeur de la Caisse nationale des monuments historiques, avait été nommé à ce poste par Michel Guy, en 1974, mais « pour aider plus que pour contrôler ».

Guerre d'usure

Devant la crise, il s'affirmait, s'imposait en grand commis habile, convaincant, ambitieux et zélé, face à un Liebermann lâché par le pouvoir. Et il en profitait pour faire avancer son projet d'une division des responsabilités administratives et artistiques à l'Opéra, ce à quoi conclut, d'ailleurs, le fameux rapport Bloch-Lainé demandé par Jacques Chirac et dont Jean Salusse a peut-être inspiré certaines des conclusions les plus défavorables à la gestion de Rolf Liebermann.

Tout au long de la saison 1976-1977, la tension va monter entre les deux hommes. Le directeur de l'Opéra refuse d'être dépossédé de sa troupe de ballets par le président du conseil d'administration. Celui-ci tente par tous les moyens de réduire les prérogatives exorbitantes du directeur et ne se prive pas de dénoncer son laxisme administratif et ses égarements artistiques.

Cette guerre d'usure est sans doute pour beaucoup dans la décision de R. Liebermann de ne pas solliciter le renouvellement de son contrat en 1980. Mais l'erreur de J. Salusse est de se poser en successeur possible et de vouloir aller trop vite. Le 13 juillet, il obtient du comité d'entreprise de l'Opéra l'équivalent d'un vote de confiance, assorti d'un véritable blanc-seing pour mener sa réforme.

Dix jours plus tard, à quarante-huit heures de l'ultime confrontation, au cours de laquelle il espère faire signer à R. Liebermann l'abandon de toute autorité sur la gestion, il se suicide au petit matin, sans un mot d'explication. On apprend peu après l'existence d'un dossier adressé récemment au ministère de la Culture et accusant Jean Salusse de cumuler systématiquement les notes de frais entre les cinq organismes officiels où il occupait des postes de responsabilité.

Une certaine presse se lance dans une campagne contre R. Liebermann, cet étranger, ce Juif d'où nous vient tout le mal Toute cette agitation prend un petit air d'affaire Dreyfus qui ne trompe pas les grands journaux allemands et américains.

C'est dans cette atmosphère empoisonnée qu'on apprend, à la rentrée, la nomination de Bernard Lefort. En le choisissant parmi de nombreux candidats, le ministre de la Culture, M. d'Ornano, a choisi de ne pas faire de vagues et de rester dans la tradition.

Homme de métier

L'actuel directeur du festival d'Aix-en-Provence, qui régnera à partir de 1980 sur le palais Garnier et la salle Favart, connaît bien la maison pour y avoir assuré un intérim en 1971-1972. C'est un homme de métier (il a été chanteur puis imprésario), bien introduit dans les milieux internationaux du chant (malgré ses brouilles spectaculaires avec Grâce Bumbry et Montserrat Caballé), et dont on a vu quelques réalisations remarquables à Marseille, Aix ou Paris, parmi bien d'autres qui l'étaient beaucoup moins.

Mais, en dépit de certains coups d'audace, on ne peut pas dire qu'il ait jusqu'ici donné une image cohérente de ses goûts artistiques, notamment en ce qui concerne la mise en scène et la décoration. Tout se passe donc comme si le poste lui était revenu parce qu'il a été le plus acharné à l'obtenir, le plus habile à faire valoir ses mérites, le plus persuasif quant à l'éclectisme de son programme et à la soumission de sa gestion financière.

Car Bernard Lefort, comme aujourd'hui Rolf Liebermann, sera flanqué d'un énarque administrateur qui sera le véritable patron du budget. Et le cahier des charges, qu'on va lui imposer, limitera encore plus sa liberté d'action. Bref, gouverner l'Opéra dans ces conditions, c'est naviguer sur un océan hérissé de récifs. En attendant, Bernard Lefort a ouvert un concours pour le recrutement de voix françaises : il leur demande un don, il se charge de l'art. On jugera des résultats dans deux ans !

Scandale

Dernière en date des difficultés de l'Opéra : l'« affaire Lioubimov ». Pendant un séjour au palais Garnier, le chef soviétique Algis Juraïtis s'empare d'une partition de la Dame de Pique ayant servi à ses compatriotes, le metteur en scène Iouri Lioubimov (directeur du théâtre de la Taganka, dernier foyer d'avant-garde à Moscou), le chef Guennadi Rojdesvtvenski et le compositeur Alfred Schnitke, qui avaient été invités à monter l'ouvrage de Tchaïkovsky en juin 1978 à Paris.