Là où n'avaient pu réussir les efforts conjugués des Partisans nationalistes du général Moczar et des jeunes technocrates, quelques dizaines de milliers de grévistes réussissent, démontrant la fragilité d'un système qui prétendait se réclamer de la classe ouvrière et dont la classe ouvrière avait cessé depuis longtemps de se réclamer.

Pourtant, la Pologne d'avant les émeutes semble en apparence un pays paisible, sinon éteint. Après les inquiétantes campagnes antilibérales et antisionistes de mars 1968, campagnes animées par les Partisans (elles visaient, en définitive, l'équipe gomulkiste). Wladyslaw Gomulka parvient à se maintenir à la tête du pays grâce à l'appui ouvert des Soviétiques.

La majorité des cadres du parti ne lui est plus acquise et dans le domaine économique les défaillances ne se comptent plus ; la très puissante Église catholique continue son opposition, pas toujours silencieuse. Pourtant rien n'annonce la chute si rapide de l'homme qui, depuis l'Octobre libéral polonais de 1956, a pris tous les virages, abandonnant ses amis, pour devenir un des leaders les plus dogmatiques du camp socialiste. À la veille même des émeutes, il peut se prévaloir d'un important succès diplomatique ; le 7 décembre, le chancelier Willy Brandt vient à Varsovie signer un traité normalisant les relations entre l'Allemagne de l'Ouest et la Pologne, reconnaissant de facto la frontière polono-allemande de l'Oder-Neisse.

L'origine de l'explosion populaire, il convient de la chercher principalement dans l'isolement de Gomulka et de son équipe, pratiquement coupés de la base du parti et de la population ; les projets politiques, les réformes économiques, les grandes décisions s'élaborent en petits comités, sans tenir compte de la réalité. C'est ce qui se produit le 13 décembre 1970 : un décret gouvernemental a été pris et paraît dans toute la presse. Les Polonais, qui se préparent à fêter Noël, apprennent une série de hausses de prix qui, à la limite, leur parait ou peut leur paraître comme une provocation. La viande de bœuf augmente de 19 %, les fromages de 25 %, le pain de 24 %, la farine de 16 %, les chaussures de 23 %. Pour compenser, on baisse de 13 à 21 % les prix des réfrigérateurs, des téléviseurs et des magnétophones. Mesures dérisoires. On va pouvoir acheter un réfrigérateur, mais que mettra-t-on dedans, s'interrogeaient en substance les Polonais. La colère gronde...

Lundi 14 décembre

À 7 h 30, les ouvriers des chantiers navals de Gdansk, le grand port de la Baltique, cessent le travail pour protester contre la hausse des prix et se rassemblent dans les rues. En cortège, ils se dirigent vers le siège du Parti. Là, une délégation demande à être reçue. Elle pénètre dans l'immeuble. Que se passe-t-il alors ? Selon plusieurs rumeurs, un responsable local du PC sort son revolver et tue une jeune ouvrière. C'est l'explosion ! La foule, qui grossit, se lance à l'assaut. Des miliciens tirent. Rapidement l'émeute gagne la ville entière. Des scènes de pillage se déroulent, la gare est incendiée. Des ouvriers pénètrent dans l'Université, demandent aux professeurs et aux étudiants de manifester avec eux : « Nous vous demandons pardon pour mars », disent-ils (allusion aux manifestations de mars 1968, Journal de l'année 1967-68). Les étudiants refusent. Radio-Gdansk lance des appels au calme : « Des meurtres ont été commis. La situation a été utilisée par des voyous et des provocateurs. » Le couvre-feu est instauré de 18 heures à 5 heures.

Mardi 15 décembre

Les chars et la troupe font leur entrée dans Gdansk. La grève est totale ; les manifestations reprennent. À nouveau, les ouvriers se lancent à l'assaut du siège du Parti. Une vingtaine de policiers défendent l'immeuble et tirent dans la foule, qui parvient cependant à l'occuper. Le drapeau blanc est hissé par les fonctionnaires du Parti, qui sortent les mains en l'air. Des règlements de comptes sanglants ont, semble-t-il, lieu ce jour-là, les manifestants étant exaspérés par l'attitude des policiers. Le siège du Parti est pillé et incendié. Les chars interviennent, ils foncent dans les manifestants pour les disperser. Un docker qui ne s'écarte pas à temps est écrasé par des chenilles.