perspectivisme

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».

Philosophie Moderne

Terme utilisé par Nietzsche pour caractériser sa théorie de la connaissance : aucun « fait » n'a de sens, de valeur que relativement à un point de vue, une « perspective » prise sur lui.

La référence au système de représentation artistique qui permet de signifier l'espace par le dessin sur une surface plane est fort ambiguë ; il ne s'agit pas, chez Nietzsche, d'un regard contemplatif sur l'objet : la perspective exprime d'emblée un instinct, un besoin, une utilité vitale. Aucune objectivité ne peut être définie géométriquement en dehors d'une relation qui engage l'existence même du sujet : qu'est cette chose, ce fait, pour moi, pour nous, pour la vie ? Ainsi s'efface l'illusion d'une connaissance de la chose en soi : elle ne serait qu'absence de perspective, absence de signification.

La généralisation du perspectivisme implique le renvoi indéfini d'une perspective à une autre perspective. Au livre V du Gai Savoir, Nietzsche n'hésite pas à parler d'un nouvel infini : « Mais je pense que nous sommes aujourd'hui aussi loin que possible de la ridicule prétention de décréter depuis notre angle de vue que l'on ne doit pas avoir d'autre perspective que celle qui dépend de cet angle de vue. Bien plutôt le monde nous est devenu encore une fois “infini”, puisque nous ne pouvons pas ignorer qu'il renferme en lui une infinité d'interprétations possibles. »(1)

Nietzsche tient, avant tout, à distinguer son perspectivisme d'un idéalisme qui soumet l'être des choses au sujet connaissant : la notion même de sujet, de sujet conscient, connaissant, est remise en cause. Il s'agit, d'abord, non d'un esprit, mais d'un corps qui est multiplicité de forces, de centres de forces concurrents et qui, avant d'être une possibilité de connaissance, est possibilité de maîtrise des choses. Il n'y a pas à strictement parler de sujet interprétant, mais seulement un processus d'interprétation, lui-même considéré comme forme de la volonté de puissance. Sans doute l'idéalisme reconnaît-il déjà l'activité de l'intellect qui n'est plus seulement réceptivité ; mais, dans le perspectivisme de Nietzsche, il devient véritablement créateur de sens à travers les processus de simplification et d'abstraction conceptuelle que permet le langage.

Il reste à préciser le rapport du perspectivisme à la tradition relativiste et sceptique. La pensée de Nietzsche a été souvent considérée comme un « humanisme » absolu donnant son sens à la formule célèbre de Protagoras : « L'homme est la mesure de toutes choses. » Mais n'a-t-il pas dénoncé les interprétations « humaines, trop humaines », en attente de la législation du « surhomme » ? Nietzsche n'y voit qu'une « naïveté psychologique » qui croit pouvoir mesurer la valeur du monde d'après des catégories qui ne s'appliquent qu'à un monde fictif. Encore moins le perspectivisme est-il réductible à un scepticisme qui chercherait, par la suspension du jugement, à rendre égales toutes les perspectives, indifférentes toutes les interprétations. Tout au contraire, il implique pluralité de forces instables, lutte incessante dans le devenir, hiérarchisation par l'affirmation de la volonté de puissance. L'illusion perspectiviste n'est telle qu'opposée au monde « vrai » de la tradition métaphysique, mais reconnue comme nécessité vitale, elle est création de vérités, et d'abord de sa propre vérité.

Jean Lefranc

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Nietzsche, F., le Gai savoir, V, § 374.

→ connaissance, idéalisme, nietzchéisme, nihilisme, relativisme, scepticisme