objectivation
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Terme apparu au xixe s.
Philosophie Cognitive
Acte consistant à poser comme objet, ou à rendre objectif.
Utiliser le vocable d'action « objectivation », dérivé du verbe objectiver, permet de lever l'ambiguïté couramment liée aux substantifs « objet » et « objectivité », ainsi qu'à l'adjectif « objectif ». Peuvent être dites objectives : (a) les déterminations intrinsèques d'un objet tel qu'il est en soi, (b) les déterminations intersubjectivement attribuables à un foyer stable et réidentifiable de visée intentionnelle auquel il est fait référence. Selon la première acception, l'objet et l'objectivité sont des données, tandis que, selon la seconde acception, l'un et l'autre sont le produit d'un ensemble d'opérations de constitution. Le mot « objectivation » se rapporte seulement à la seconde acception, en signifiant la procédure même par laquelle un secteur d'objectivité est constitué.
L'usage du terme « objectivation » suit l'histoire du concept kantien de constitution d'objectivité. Kant entendait par constitution d'objectivité la synthèse de la multiplicité des perceptions en unités (visées comme objets), conformément à des principes a priori dérivés des catégories de l'entendement pur. Après Kant, on assiste à une radicalisation de l'idéalisme transcendantal en idéalismes subjectif ou absolu. La question fondamentale de la Wissenschaftslehre de Fichte est ainsi de comprendre « comment nous attribuons une validité objective à ce qui, en vérité, est seulement subjectif », et corrélativement comment nous en venons à croire en quelque chose qui existe hors de nous. Sur fond d'une dialectique alternant phases de différenciation de l'« esprit » en sujet et objet, et phases de réappropriation réflexive des positions d'extériorité, Hegel introduit les dérivés de l'adjectif objektiv que sont le verbe objektivieren (« objectiver ») et le substantif Objektivierung (« objectivation »). Schopenhauer évoque pour sa part l'objectivation de la volonté. Et W. Hamilton décrit un processus, nommé « objectification » (objectivation), par lequel la conscience projette des contenus subjectifs hors d'elle-même et les tient pour extérieurs à elle. Parmi les développements post-hégéliens du concept d'objectivation, on retiendra le travail de W. Dilthey, selon lequel les formations culturelles comme le langage doivent être considérées comme des manifestations objectivées de l'esprit. Ainsi se justifie le nom « sciences de l'esprit » (Geisteswissettschaften) donné aux sciences de l'homme.
Le « retour à Kant », systématisé par l'école de Marbourg durant la seconde moitié du xixe s., a redonné une impulsion à l'idéalisme transcendantal, au prix de l'introduction d'éléments de psychologie, de philosophie du langage ou de pragmatisme. Le concept d'objectivation, central dans une philosophie qui limite la pertinence du concept de chose en soi, épouse ces développements. P. Natorp insiste sur la symétrie de la constitution d'objectivité et de la constitution d'une subjectivité qui lui fait face, et les nomme respectivement objectivation et subjectivation. E. Cassirer reprend pour sa part l'essai kantien de comprendre les concepts non pas comme généralisations à partir des déterminations d'objets préexistants, mais comme « présuppositions de l'objectivation elle-même ». Selon lui, la pratique des sciences consiste à poursuivre la tâche d'objectivation en tant qu'imposition d'unité dans le flux du divers de l'expérience ; une tâche qu'elle accomplit à travers la recherche d'invariants de groupes de transformations. Mais cette phase ultime de l'objectivation repose sur des moments préalables de constitution d'objectivité assurés par le langage et par le mythe.
Avec la phénoménologie, le projet d'élucider la constitution des objets acquiert une signification modifiée. Il s'agit, selon Husserl, de remonter, en inversant la direction de la réduction phénoménologique, d'un simple « flux du vécu » vers des objets intentionnels articulés suivant la structure prédicative du langage. Heidegger considère pour sa part, dans Être et Temps, que les sciences de la nature reposent sur des thématisations revenant à des « projections de l'être ». Leurs procédures d'objectivation (Objektivierung) consistent à s'abstraire de l'intérêt du chercheur ou de ce qui est signifiant pour lui, afin de poser quelque chose de stable devant un regard neutralisé.
Le terme « objectification » (objectivation) a récemment été repris, dans un contexte non kantien, par l'anglais scientifique. En mécanique quantique, l'« objectification » désigne le changement brutal du vecteur d'état lors d'une mesure, qualifié de « réduction de l'état » ou de « réduction du paquet d'ondes ». On peut comprendre l'intervention du concept d'objectivation si l'on se souvient que le vecteur d'état permet seulement de calculer des probabilités pour les résultats d'une mesure qui pourrait être effectuée dans l'avenir. Un vecteur d'état ne fournit en bref rien d'autre que des prédictions relatives à une opération de mesure possible. Or, la « réduction de l'état » est justement destinée à inscrire dans le formalisme de la physique quantique le passage de cette simple pondération des possibles à un résultat actuel ; ou encore à y manifester la transition entre la relativité des anticipations fournies par le vecteur d'état initial, et un résultat qui, s'étant effectivement inscrit sur l'écran d'un appareil de mesure, est considéré par la communauté scientifique comme valant dans l'absolu. La « réduction de l'état » exprime donc l'acte consistant à détacher, d'un continuum de potentialités relativisées, telle détermination actuelle valant pour tous et indépendamment des circonstances expérimentales. En cela, elle traduit bien une forme particulière d'objectivation.
Michel Bitbol
Notes bibliographiques
- Cassirer, E., Cohen, H., Natorp, P., éds. Capeillères, F., et Wismann, H., L'École de Marbourg, Cerf, Paris, 1998.
→ connaissance, incertitude, invariance, objectif / subjectif, objet, science