neurosciences
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Biologie, Philosophie de l'Esprit, Philosophie des Sciences
Ensemble des disciplines qui étudient l'organisation et le fonctionnement du système nerveux.
On peut distinguer deux modes de la relation de la philosophie aux neurosciences. La philosophie des neurosciences, branche de la philosophie des sciences, étudie les cadres théoriques, les outils méthodologiques et les concepts fondamentaux des neurosciences. Elle analyse, par exemple, les concepts de représentation utilisés dans les théories des neurosciences ou les méthodes et les principes d'interprétation employés pour la localisation cérébrale des fonctions cognitives. La « neurophilosophie » examine quant à elle les implications des concepts et des données des neurosciences pour certains problèmes philosophiques traditionnels.
Un rapprochement récent
La prise en compte détaillée des découvertes des neurosciences dans les problématiques de la philosophie matérialiste de l'esprit est un phénomène récent. La théorie de l'identité psychocérébrale, développée à la fin des années 1950, était essentiellement fondée sur des arguments philosophiques plutôt que sur des arguments empiriques issus des neurosciences. Dans les années 1970, la domination du courant fonctionnaliste, qui définissait un niveau d'explication psychologique relativement autonome et défendait la thèse de la multi-réalisabilité physique des états mentaux, a nourri l'indifférence philosophique vis-à-vis des neurosciences, le cerveau n'étant considéré que comme une réalisation physique parmi d'autres possibles des processus mentaux.
Ce n'est que dans les années 1980 qu'un rapprochement s'est opéré. Les avancées obtenues dans la compréhension du fonctionnement cérébral ont permis l'émergence des neurosciences cognitives, dont l'objet est l'étude des substrats cérébraux de processus cognitifs complexes comme la perception, le langage, l'attention, la mémoire, le contrôle de l'action ou la conscience(1). En philosophie, la publication en 1986 du livre de P. Churchland(2), Neurophilosophie, a constitué un tournant majeur. Churchland insistait sur la pertinence des données empiriques des neurosciences pour la philosophie de l'esprit, et prônait une approche interdisciplinaire fondée sur un modèle révisé de la réduction interthéorique.
Quelques développements de la neurophilosophie
Selon P. Churchland, la confrontation aux neurosciences manifeste le caractère radicalement inadéquat de la conception des états et processus mentaux véhiculée par la psychologie ordinaire et largement reprise par la philosophie de l'esprit. Cette inadéquation rend impossible une réduction de nos concepts mentaux ordinaires qui doivent être éliminés et remplacés par des concepts neurobiologiques.
Cette attitude extrême n'est toutefois pas partagée par l'ensemble des neurophilosophes(3). La prise en compte des données des neurosciences peut amener une révision des concepts mentaux traditionnels, et une reformulation des problématiques qui leur sont associées sans nécessairement conduire à l'élimination. Ainsi, nombre de théories philosophiques de la perception, des représentations mentales et de la conscience intègrent aujourd'hui certaines découvertes des neurosciences. La réflexion philosophique récente sur le statut des couleurs a été largement influencée par les découvertes neurobiologiques sur la vision des couleurs(4). Les travaux effectués en neurosciences sur l'imagerie mentale ont relancé le débat philosophique sur le rôle des représentations pictoriales dans la pensée(5).
Mais c'est sans doute la question de la conscience qui constitue aujourd'hui un terrain privilégié d'interactions entre philosophie et neurosciences. La question de l'interprétation de certains syndromes neurologiques, comme le blindsight (capacité à effectuer certaines discriminations visuelles, en l'absence de perception consciente de tout ou partie du champ visuel à la suite d'une lésion de l'aire visuelle primaire)(6), l'héminégligence (incapacité à orienter l'attention ou à percevoir consciemment des signaux, objets ou parties d'objets présentés dans la partie de l'espace opposée au site d'une lésion d'un hémisphère cérébral) ou les effets d'une commissurotomie (opération de déconnexion des deux hémisphères cérébraux, à la suite de laquelle les stimuli présentés sur la partie gauche du champ visuel et traités par l'hémisphère droit [non linguistique] ne sont pas perçus consciemment, et ne peuvent plus être nommés, mais exercent néanmoins une influence sur le comportement), a alimenté le débat philosophique sur la nature et l'unité de la conscience(7). Les qualia posent quant à eux la question des limites d'une explication neurobiologique de la conscience. Ce problème a reçu le nom de « problème du fossé explicatif »(8) : il semble qu'à la différence des identités physiques ordinaires (telles que eau = H2O), où l'identité joue un rôle explicatif (la référence à la structure moléculaire de l'eau permet d'expliquer les propriétés et le comportement de l'eau), l'identification d'un état mental à une activité cérébrale d'un type donné ne permet pas d'expliquer pourquoi cette activité devrait engendrer tel type particulier d'expérience subjective plutôt qu'une autre, ou tout simplement une expérience subjective plutôt que rien.
La question de la nature de ce fossé explicatif est au cœur des débats contemporains sur la conscience. Le fossé est-il en principe irréductible ou bien simplement la marque de l'état présent d'inachèvement des neurosciences ? Certains philosophes pensent, avec D. Chalmers(9), qu'il s'agit d'un fossé ontologique manifestant l'irréductibilité des propriétés subjectives à des propriétés physiques. D'autres, comme J. Searle(10), sont amenés à conclure que l'on doit élargir l'ontologie physicaliste et admettre en son sein des propriétés physiques irréductiblement subjectives. On peut aussi soutenir que le fossé n'est pas de nature ontologique, mais épistémique et marque l'irréductibilité de deux catégories de concepts – les concepts phénoménaux et les concepts physiques – plutôt que celle de phénomènes ou d'entités(11). La vivacité même de ces débats suggère que, loin de conduire irrémédiablement à un réductionnisme plat, la prise en compte des avancées des neurosciences met en évidence, avec une force particulière, la singularité des phénomènes mentaux.
Élisabeth Pacherie
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Gazzaniga, M. S., Ivry, R. B., et Mangun, G. R., Cognitive Neuroscience – The Biology of the Mind, W.W. Norton and Company, New York, 1998.
- 2 ↑ Churchland, P. S., Neurophilosophie, trad. fr. M. Siksou et al., PUF, Paris, 1999.
- 3 ↑ Bickle, J., Psychoneural Reduction : The New Wave, MIT Press, Cambridge (MA), 1998.
- 4 ↑ Hardin, C. L., Color for Philosophers, Hackett, Indianapolis, 1988.
- 5 ↑ Kosslyn, S. M., Image and Brain, MIT Press, Cambridge (MA), 1994.
- 6 ↑ Weizkrantz, L., Consciousness Lost and Found, Oxford University Press, Oxford, 1997.
- 7 ↑ Dennett, D., La conscience expliquée, trad. P. Engel, Odile Jacob, Paris, 1994.
- 8 ↑ Levine, J., « Materialism and Qualia : the Explanatory Gap », Pacific Philosophical Quarterly, 64, 1983, pp. 354-361.
- 9 ↑ Chalmers, D., The Conscious Mind, Oxford University Press, Oxford, 1996.
- 10 ↑ Searle, J., Le mystère de la conscience, trad. C. Tiercelin, Odile Jacob, Paris, 1999.
- 11 ↑ Lycan, W., Consciousness and Experience, MIT Press, Cambridge (MA), 1996.
→ conscience, matérialisme, neuropsychologie, qualia, réductionniste