intentio
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du latin in-tendere, « tendre vers ».
Concept diffusé par le stoïcisme et le néoplatonisme, réélaboré par la scolastique, à laquelle Brentano et Husserl l'emprunteront (théorie de l'intentionnalité de la conscience).
Philosophie Antique, Phénoménologie, Philosophie Cognitive, Morale
Exprimant littéralement un état de tension, ce terme, dans l'Antiquité puis au Moyen Âge, sert à expliquer divers processus physiques et psychiques, dont l'acte volontaire, et désigne un mode d'être particulier en acquérant le sens d'objet de cognition.
Le correspondant grec du latin intentio est epitasis, dont l'antonyme est anesis. Ces termes possèdent un sens obvie : celui de tension (ou de relâchement), par exemple des cordes d'une lyre. Platon les transpose dans le domaine psychique et moral : la vertu étant le juste accord d'un tempérament, la dureté vient d'un thumos trop tendu, la mollesse d'un naturel philosophe trop relâché(1). On retrouve cette image dans le stoïcisme, mais elle y reçoit une justification physique. Le pneuma, principe universel, possède par lui-même une tension interne (tonos) qu'il communique à tous les êtres. Toute variation de cette tension produit une modification qualitative dans les choses. C'est sans doute pourquoi Porphyre, empruntant au vocabulaire stoïcien, parle d'epitasis / anesis à propos de l'augmentation / diminution de qualités corporelles comme la blancheur, ou psychiques comme la vertu. Désormais, l'accroissement et la décroissance de ces formes accidentelles sont assimilables à une tension ou à un relâchement. Chez les Latins, le spectre de l'usage du couple intendere / remittere a la même ampleur, allant de l'explication des phénomènes physiques d'une manière générale à celle des dispositions intérieures de l'âme. Par conséquent, bien que l'habitude ait été prise (on l'observe dès le Moyen Âge) de distinguer graphiquement (par un t ou par un s) deux familles de mots : intention, intentionnalité, etc., d'une part ; intensité, intensification, etc., d'autre part, la différence lexicale intentio / intensio n'est en réalité pas pertinente conceptuellement, car les deux formes renvoient au même verbe, « tendre ». Chez Sénèque, par exemple, il y a une parfaite cohérence entre tous les sens d'in-tendere, depuis la tension des corps grossiers jusqu'à la tension du corps subtil qu'est l'âme. Il ne s'agit pas seulement de la vertu de celle-ci, mais aussi de toutes ses fonctions : l'âme se tend vers quelque chose, que ce soit pour désirer, pour agir ou pour connaître. En particulier, selon cette analyse de la perception, qui parviendra jusqu'à Augustin via Plotin, la sensation n'est pas simple passivité, mais résulte d'une tension ou attention (ad-tendere) de l'âme, qui meut « un certain esprit vital »(2) (le pneuma) résidant dans les organes, et qui le projette au dehors. Plus précisément, l'« intention de l'âme » est une force psychique unitive, qui rapporte la sensation subjective à l'objet extérieur, d'une manière si étroite que nous ne pouvons les distinguer dans l'expérience perceptive même : tant que nous percevons directement, la représentation imprimée dans l'appareil sensoriel est occultée comme telle par l'intentio qui la traverse pour atteindre la chose(3).
Cette intentio de l'âme qui s'exerce dans la perception, saint Augustin l'appelle également voluntas, « volonté ». Mais, inversement, la volonté (au sens habituel du terme) peut être aussi bien nommée intentio. Lorsque l'âme, en effet, désire ou veut quelque chose, elle se tend vers cet objet. Pour le xiie s., les deux termes sont synonymes, bien que, précise P. Lombard, intentio désigne également la fin visée, l'objet de la volonté(4). Cependant, au xiiie s., Alexandre de Halès (suivi par S. Bonaventure) fera valoir que l'intention comprend non seulement un acte de la volonté, mais aussi un acte de la raison : « L'intention est une tension vers le bien » ; or, tendre vers un bien par la volonté suppose que la raison ait discerné ce bien. L'intentio réside donc proprement dans le libre arbitre, en lequel se trouvent unies raison et volonté ; d'où la définition qu'elle reçoit : « L'intention est la volonté dirigée par la lumière.(5) » Mais cette qualification de l'intentio sera contestée. Saint Thomas d'Aquin, par exemple, nie qu'elle ait en soi rien de cognitif (même s'il est vrai que c'est la raison qui présente à la volonté un objet comme bon) ; elle relève seulement de la puissance de rechercher ou de fuir quelque chose, c'est-à-dire de l'appétit ou de la volonté(6). Thomas, toutefois, ne la reconduit pas à une simple synonymie avec voluntas, mais complexifie l'analyse de cette dernière(7). L'intention est, d'après lui, un acte de la volonté, ou la volonté mise en acte, qui se porte vers une certaine fin. Mais cette fin est considérée non pas seulement en elle-même (car, en tant que telle, elle est l'objet d'une voluntas, purement et simplement, c'est-à-dire de telle ou telle volition), ni comme le but atteint où, dans le repos, s'éprouve la jouissance (fruitio), mais comme le terme vers lequel sont ordonnés un certain nombre de moyens ou d'étapes intermédiaires. Comme le rappelle Thomas, l'intentio est le fait de « tendre vers quelque chose » (in aliquid tendere). Elle suppose une certaine distance initiale à l'égard de ce vers quoi l'on tend, et exprime l'idée d'un passage, d'un mouvement allant de ce qui est ordonné à une fin vers la fin elle-même. Par exemple, tendre vers la santé, ce n'est pas seulement vouloir la santé, mais aussi vouloir, par un seul et même acte de volonté, y parvenir par l'intermédiaire de ce qui peut la procurer. Cependant, l'intention n'est pas non plus le choix (electio) de ces moyens, effectué après délibération ; il peut y avoir intention envers la fin, avant même que les moyens aient été déterminés. L'intention exprime, en fait, le dynamisme du rapport du sujet à une fin, qui, d'un seul tenant, embrasse la visée vers cette fin et la mesure du chemin qui y conduit.
Dégagée avec précision comme constituant de l'acte volontaire, l'intentio entre en ligne de compte dans l'appréciation morale de ce dernier. De ce point de vue, nul au Moyen Âge ne semble être allé aussi loin qu'Abélard. Dans son traité Scito teipsum(8), on peut voir les linéaments d'une morale de l'intention, car, d'après lui, ni l'impulsion, le désir, en amont, ni l'action elle-même et son objet, en aval, ne déterminent la valeur éthique du comportement. Le désir n'est pas susceptible de qualification morale, dans la mesure où il ressortit à la simple nature : on n'est pas coupable d'éprouver un attrait qui ne dépend pas de soi. Le péché commence seulement lorsqu'on consent à ce désir (consensus et intentio étant utilisés comme synonymes), lorsqu'on se dispose intérieurement à le réaliser. De plus, la réalisation elle-même, l'action dans sa matérialité, son contenu objectif et son résultat, ne sera dite bonne ou mauvaise qu'en fonction de l'intention qui l'a guidée. Celui qui a assenti à sa convoitise, même s'il n'est pas passé à l'acte, est déjà pleinement coupable (« L'accomplissement de l'œuvre n'ajoute aucune aggravation au péché », « Rien ne pollue l'âme que ce qui vient d'elle-même »), et, inversement, l'action elle-même n'ajoute rien au mérite : sa valeur est déjà contenue dans le projet qui l'anime.
En accord avec cette intériorisation de la faute, la théologie morale s'est dégagée d'un certain légalisme : « affectas tuus operi nomen imponit » (« c'est ton amour qui dit ce qu'est ton œuvre ») sera un principe désormais souvent invoqué. Cependant, la doctrine d'Abélard a été violemment dénoncée et condamnée (notamment par saint Bernard de Clairvaux) pour son subjectivisme. Au siècle suivant, d'après saint Thomas d'Aquin par exemple, la bonté ou la malice de l'action extérieure dépendent de celles de l'acte intérieur de la volonté(9), mais si la malice de l'intention suffit à rendre mauvaise la volonté, l'inverse n'est pas vrai : la bonté de la volonté dépend prioritairement de son objet, l'intention et les circonstances n'interviennent que secondairement(10).
Au-delà de ces discussions, il ne faut pas perdre de vue que le terme d'intentio garde encore un sens très naturaliste, puisqu'il est applicable à des êtres non animés, telle la flèche qui tend vers le but visé par l'archer(11). De même, on peut dire que la nature tout entière tend vers une fin, donc a une intention, mais qui lui est fixée et vers laquelle elle est dirigée par un autre qu'elle-même, à savoir Dieu(12). Certes, Bonaventure précise que l'intention au sens propre est celle des êtres raisonnables, qui sont capables de se représenter une fin et d'y rapporter consciemment leur action ; il juge cependant possible de parler d'intention pour tous les êtres naturels, possédant par définition une tendance intrinsèque au changement (dont l'intentio est alors la règle ou la direction, regimen)(13).
L'intention est pensée essentiellement à travers la catégorie physique du mouvement (« L'intention concerne la fin en tant que celle-ci est le terme du mouvement de la volonté »(14)), et comme telle elle croise le concept jumeau d'intensio, qui, pour les raisons vues plus haut, s'applique (en rencontrant une série de problèmes qui lui sont propres) à l'ensemble de ce qui est descriptible en termes de degrés, d'accroissement, [??] de perfection ou de grandeur intensive, que ce soit le mouvement, précisément, des qualités physiques comme la chaleur, les propriétés métaphysiques d'être ou de bonté, des actes psychiques comme la charité. On trouve donc employée l'expression intensio intentionis(15) pour désigner le plus et le moins d'intensité dont est susceptible une intention morale.
Déjà fort riche, le sens du mot intentio sera encore élargi par les traductions latines d'Avicenne (notamment de son De anima), dans lesquelles il rend le plus souvent l'arabe ma'nâ. Ce dernier terme provient d'un verbe dont le champ sémantique couvre les idées de désigner, signifier et vouloir, avoir l'intention de (d'où, sans doute, le choix d'intentio pour le traduire) ; mais il traduit lui-même le grec ennoia, « notion, objet d'une intellection (noèsis) », exprimable par une définition (logos). De là le sens de « réalité connue », qu'acquiert intentio. L'intentio n'est alors pas seulement une opération de l'âme, mais le contenu objectif qu'elle reçoit à travers cette opération (intentio intellecta). Ce contenu n'est pas pure sensation ni même image : il est une caractéristique essentielle ou accidentelle, mais non sensible, de la chose perçue, appréhendée à un certain degré d'abstraction. En ce sens, intentio double le terme ratio, « raison », entendu comme détermination intelligible objective, connaissable par la faculté rationnelle. Cet emploi se rencontre avec la tradition augustinienne pour que la distinction porphyrienne, transmise par Boèce, entre « noms de première imposition » et « noms de seconde imposition », devienne au xiiie s. différence entre « premières intentions », qui désignent les choses elles-mêmes, et « secondes intentions », qui désignent les formes logiques (les universaux) par lesquels nous pensons celles-ci. Plus globalement, sous l'influence d'Averroès, l'intentio en vient à signifier, pour la forme d'une chose, un des modes d'être possibles autres que son mode d'être naturel. Autrement dit, la forme a une existence intentionnelle lorsque, par opposition à l'être complet et stable qu'elle possède dans une chose, elle n'a qu'un être incomplet et non subsistant. C'est le cas non seulement quand elle se trouve comme intelligible dans l'intellect, mais aussi, par exemple, quand elle est présente dans une cause instrumentale ou transmise à travers l'air jusqu'à l'œil. Évidemment, ce réalisme de l'intentio a pu être critiqué ; ainsi, pour Ockham, les intentiones n'ont d'existence que dans l'âme, comme actes d'intellection(16).
Jean-Luc Solère
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Platon, République 410 d 7-10, e 1-2 ; cf. 349 e 12-13.
- 2 ↑ Augustin d'Hippone, De musica, l. VI, chap. V.
- 3 ↑ Augustin d'Hippone, De Trinitate, l. XI, chap. II.
- 4 ↑ Lombard, P., Sententiae, l. II, dist. 38, chap. 4.
- 5 ↑ Alexandre de Halès, Quaestiones disputatae antequam esset frater, q. 24, membr. 2, sol.
- 6 ↑ Thomas d'Aquin (saint), Scriptum super libros Sententiarum, l. II, dist. 38, q. 1, a. 3.
- 7 ↑ Thomas d'Aquin (saint), Summa theologiae, IaIIae p., q. 12, aa. 1-5.
- 8 ↑ Abélard, P., Connais-toi toi-même, l. I, III.
- 9 ↑ Thomas d'Aquin (saint), Summa theologiae, IaIIae p., q. 20, a. 1.
- 10 ↑ Ibid., q. 18, aa. 2-4 ; q. 19, aa. 1-2, 7-8.
- 11 ↑ Ibid., q. 1, a. 2.
- 12 ↑ Ibid., q. 12, a. 5.
- 13 ↑ Bagnoreggio, B. de, Commentaria in IV libros Sententiarum, l. II, dist. 38, a. 2, q. 1.
- 14 ↑ Thomas d'Aquin (saint), Summa theologiae, IaIIae p., q. 12, a. 2, resp.
- 15 ↑ Guillaume d'Auxerre, Summa aurea, l. II, tract. 29, cap. 5 ; Thomas d'Aquin (saint), Summa theologiae, IaIIae p., q. 19, a. 8.
- 16 ↑ Guillaume d'Occam, Summa logicae, l. I, cap. 12.
- Voir aussi : Lottin, O., Psychologie et morale aux xiie et xiiie siècles, Louvain, 1954, t. IV, 3e partie.
- Maier, A., « Das Problem der intensiven Grösse », in Zwei Grundprobleme der scholastischen Naturphilosophie, 3e éd., Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 1968.
- Perler, D., Theorien der Intentionalität im Mittelalter, Frankfurt-am-Main, 2002.
- Solère, J.-L, « Plus ou moins : le vocabulaire de la latitude des formes », in Hamesse, J., Steel, C. (éd.), l'Élaboration du vocabulaire philosophique au Moyen Âge, Turnhout, 2000.