homme
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Du latin homo, littéralement « né de la terre » ; de l'indo-européen ghyom, « terre ». En allemand, Mann désigne un humain du genre masculin ; Mensch désigne un humain, sans spécification de genre. Les deux termes, de même étymologie incertaine, proviennent peut-être du nom d'un dieu indo-européen, Manus, père de l'humanité.
Philosophie Générale
1. Être vivant singulier appartenant au genre humain. – 2. Genre humain comme ensemble de ces êtres. – 3. Modèle invariant possédant tous les traits essentiels de l'humanité.
La définition de l'homme peut être abordée du point de vue de la spécificité qui l'isole sur le fond du genre animal (l'enquête vise alors le propre de l'homme, s'il s'agit de sa différence spécifique, ou la nature humaine, s'il s'agit du système de ces « propriétés »). À partir de l'identification de cette spécificité, on peut constituer le concept de genre humain en tant qu'il ne s'agit pas seulement d'une classe logique, mais aussi d'un horizon éthique dans lequel est spontanément projetée l'existence individuelle des hommes. Mais cette « situation » de l'existence individuelle, qui se vit en même temps comme différente des autres êtres et appartenant à la classe de ses semblables, conduit à déplacer le débat pour appréhender l'homme à travers le concept de « condition humaine » plutôt qu'à travers celui de genre. Dans l'étude de cette condition la détermination stable d'une nature laisse place à une plus grande plasticité, aux termes de laquelle l'homme se découvre séparé de lui-même et soumis à la nécessité de produire librement une essence à laquelle il ne peut plus se contenter de s'adosser.
Le propre de l'homme et la nature humaine
L'enquête qui vise le propre de l'homme témoigne du fait que les individus humains s'appréhendent avant tout comme différence d'avec le reste des êtres. Mais il est malaisé de passer du constat de cette différence à l'assignation précise de ses raisons. Ainsi la définition caricaturale de l'homme que Diogène le Cynique reprochait à Platon (« bipède sans plumes »(1)) constitue en réalité, dans le Politique dont elle est tirée, le résultat d'un long processus dialectique visant à saisir la différence spécifique de l'homme sur le fond de l'animalité prise comme son genre prochain(2). C'est alors dans la définition de cette différence spécifique que se joue le « propre » de l'homme comme essence de l'humanité : on définira ainsi l'homme comme « animal politique », ou comme « animal doué de raison », ou encore comme « animal capable de rire » (Aristote(3)).
Parmi ces différentes définitions, la plus constante est celle qui place dans la pensée le propre de l'homme. Or définir l'homme comme capable de penser, c'est le saisir à partir de la distinction entre sujet et objet : c'est donc placer l'humanité dans la subjectivité pensante en tant qu'elle est capable de ménager entre elle et les choses un certain rapport, qui est le lieu propre de la vérité, mais aussi en tant qu'elle est capable de se saisir réflexivement pour « examiner ce qu'elle est »(4). Le propre de l'homme tient alors à sa double capacité à s'écarter de lui-même et à utiliser cet écart pour s'appréhender comme un de ses objets.
Cependant dans cet écart l'homme se pense lui-même comme une chose qui existe, et cette conscience de l'existence ouvre une piste de réflexion qui outrepasse le problème du propre de l'homme : pris en tant qu'il existe sur le mode de la non-coïncidence à soi, l'homme n'est plus l'être à qui une nature déterminée peut être assignée, mais au contraire l'être qui excède les limites de toute nature parce qu'il dispose de la puissance de toutes les natures qu'il voudra actualiser en lui. Cette approche, qui nous fait « nés capables de devenir tout ce que nous voulons être »(5), définit précisément notre dignité d'hommes, en la comprenant comme la tâche qui nous est confiée de déterminer nous-mêmes notre propre nature.
La condition humaine et la situation de l'homme
Chaque individu possède alors cette variabilité virtuellement infinie pour seule nature – et chacun porte à ce titre en lui-même « la forme entière de l'humaine condition »(6). Or ce passage de la nature à la condition produit deux effets concomitants : d'une part, notre condition nous apparente immédiatement à nos semblables, chaque homme constituant ainsi pour tous les autres un paradigme, et cette communauté profonde est le fondement d'une appréhension éthique du genre humain comme horizon de notre liberté. Mais, d'autre part, cette condition nous conduit à nous penser au sens littéral comme conditionnés, c'est-à-dire jetés dans une existence dont nous ne sommes pas nous-mêmes le principe. L'appréhension de la condition humaine est alors la découverte par l'homme de sa finitude, qui marque l'impossibilité de résider désormais dans une nature assurée (« condition de l'homme : inconstance, ennui, inquiétude », diagnostique laconiquement Pascal(7)).
Dans le mouvement de cette intranquillité constante, l'homme est le résultat toujours changeant de la réalisation continuelle des hommes, le produit de leur acte libre. Cette liberté est le pendant éthique de la non-coïncidence à soi qui caractérise l'homme : comme existence sans cesse projetée dans le monde, de sorte qu'elle précède toujours son essence, l'homme se saisit comme le projet et le produit d'un « agir ». Dans cette perspective les deux composantes de la condition humaine se rejoignent : en effet la finitude inquiète qui fait de l'homme une existence perpétuellement tendue vers la mort lui confère également le pouvoir de définir l'humanité entière dans chacun de ses actes(8). L'autre homme est alors, comme je le suis moi-même, un accroc irréparable dans la trame de la réalité, qui révèle qu'une éthique fonde l'être au monde de l'homme en deçà de toute ontologie(9).
Laurent Gerbier
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, tr. R. Genailie, GF, Paris, 1965, vol. I, p. 21.
- 2 ↑ Platon, Politique, 261d-267c, tr. A. Diès (1935), Les Belles Lettres, Paris, 1970.
- 3 ↑ Aristote, respectivement Politiques, I, 2, 1253a, tr. J. Aubonnet (1960), Les Belles Lettres, Paris, 1991, vol. I, et Parties des animaux, III, 10, 673a25, tr. P. Louis (1953), Les Belles Lettres, Paris, 1993 (cette dernière façon de concevoir le propre de l'homme est reprise par Rabelais, Gargantua, « Au lecteur », Gallimard, La Pléiade, Paris, 1995, p. 3).
- 4 ↑ Descartes, R., Discours de la Méthode, IV, édition Adam & Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. VI, p. 32.
- 5 ↑ Pic de la Mirandole, G., Discours de la dignité de l'homme (1486), tr. O. Boulnois, dans les Œuvres philosophiques, PUF, Paris, 1993, p. 13.
- 6 ↑ Montaigne, M. de, Essais (1580-1595), III, 2, édition P. Villey (1924), PUF, Paris, 1992, vol. III, p. 805.
- 7 ↑ Pascal, B., Pensées (1658-1670), II, 24, dans les Œuvres complètes, édition L. Lafuma, Seuil, Paris, 1963, p. 503.
- 8 ↑ Sartre, J.-P., L'existentialisme est un humanisme (1946), Nagel, Paris, 1970.
- 9 ↑ Lévinas, E., Humanisme de l'autre homme, Fata Morgana, Montpellier, 1972.
→ anthropocentrisme, conscience, existence, existentialisme, humanisme, sujet
→ « Les machines intelligentes sont-elles l'avenir de l'homme ? »
Psychanalyse
Y a-t-il des sciences de l'homme ?
L'existence de sciences de l'homme paraît être de l'ordre du fait accompli ; mais ce fait accompli n'appartient pas à cette catégorie de faits dont la réalité et l'objectivité ne doivent rien à ce que des hommes en pensent. Comme toute institution humaine, une nation, un gouvernement, l'argent ou – songeons-y – la science en général, les sciences de l'homme dépendent pour leur existence d'une forme d'accord, socialement distribuée, sur leur existence. Aujourd'hui cet accord existe ; les sciences de l'homme existent donc. On en enseigne certaines à l'école, d'autres à l'université. On peut y faire carrière ; il arrive même que les sciences de l'homme exercent une certaine influence sur le cours du monde historique. Alors pourquoi poser la question de leur existence ?
C'est évidemment parce que, si leur existence est reconnue, des doutes s'expriment, diversement argumentes, sur la qualité de sciences des sciences de l'homme. Elles existent mais en sont-elles ? Pour qui croit à l'unité de la Science et en détecte généralement les principes dans certaines sciences plus que dans d'autres, les sciences de l'homme n'en seraient pas tout à fait, voire pas du tout. Il est bien connu, affirme-t-on, que l'histoire, par exemple, n'est pas exacte comme l'est la physique, laquelle est déductive ; et l'on ne voit pas pourquoi la sociologie ou l'anthropologie le seraient davantage. L'histoire, toujours elle, n'est pas non plus expérimentale comme l'est la biologie. C'est faute, dit-on parfois, de pouvoir placer le vécu au fond d'éprouvettes ou sous le microscope, afin de se livrer à des observations rigoureuses sur des variables isolées, de constater des régularités à partir desquelles établir des types ou des lois de fonctionnement et d'évolution. Pour qui reconnaît la pluralité des régimes de scientificité, y compris au sein de sciences traditionnellement regroupées en genres (sciences de la vie, sciences de l'univers, sciences humaines et sociales), les sciences de l'homme en sont bien, mais c'est à leur manière et qui n'est pas nécessairement unifiée.
Supposons que cela soit : les sciences de l'homme sont scientifiques à leur façon dont on constate le plus souvent qu'elle est différente de celle des sciences de la nature, du moins de celles qui servent de référence. Le problème se pose sur le champ de savoir pourquoi. D'où vient que la majorité d'entre elles se déploient dans un autre espace que celui du raisonnement logico-formel ou expérimental ? D'où vient qu'elles ne pourraient démontrer ou prédire ?
Ontologie et gnoséologie
Si l'on postule qu'au moins pour certaines sciences de l'homme, sinon pour toutes, cet état est adulte et non de jeunesse, plusieurs réponses sont possibles. On peut estimer que la raison en est fondamentalement ontologique. Elle tiendrait au mode d'être des choses à connaître. Les faits dont traitent les sciences de l'homme posséderaient une forme de présence dans le monde différente de celle des faits dont s'occupent les sciences de la nature. Une institution, une action ou une œuvre humaine ne seraient pas des faits comme en sont une éruption volcanique, la transmission des gènes ou le mouvement des astres. C'est ainsi, par exemple, que l'on entend parfois dire que les faits humains sont plus, ou autrement, historiques que les faits physiques ou encore qu'ils sont moins, ou autrement, déterminés que les faits physiques. Ils seraient donc réfractaires à la démarche de connaissance mise en oeuvre par les sciences de la nature. Il faudrait, par conséquent, admettre une sorte de dualisme des faits, quasiment un dualisme de « substances ».
On peut aussi juger que la raison pour laquelle sciences de l'homme et sciences de la nature se développent dans des espaces épistémologiquement hétérogènes est principalement gnoséologique. Elle tiendrait au mode de connaître adopté par les sciences de l'homme. Il faudrait, en somme, substituer au dualisme de « substances » des faits, envisagé au moins implicitement par l'hypothèse ontologique, un dualisme de points de vue pris sur les choses à connaître. On lit quelquefois que l'histoire, par exemple, aurait fait le choix d'être idiographique, en décrivant ce qui est et qui est donc sous forme individuelle, là où d'autres sciences auraient fait le choix d'être nomologiques, en s'essayant à découvrir ce qui fait être.
Convenons d'un sentiment de malaise face à l'idée d'une différence d'origine purement ontologique ou purement gnoséologique entre sciences de l'homme, ou certaines d'entre elles, et sciences de la nature, prises abusivement en bloc. Commençons par ce qui ne va pas avec le primat conféré à l'ontologie, le mode d'être des faits. Il est difficile d'admettre l'hypothèse d'un dualisme des faits, ou dualisme de « substances », selon laquelle les faits humains s'opposeraient aux faits physiques à la manière dont on opposait autrefois l'âme au corps ou aujourd'hui encore le mental au physique. Que peut donc être un fait qui n'aurait pas de support physique ou matériel ou qui ne serait pas la manifestation d'une realité ayant une existence physique ou matérielle, et qui donc ne serait en rien « naturel » ? Non, les faits humains, sur lesquels se penchent les sciences de l'homme, ne diffèrent pas en nature, c'est à dire absolument, des faits qui sont la cible des sciences de la nature. La meilleure preuve en est que ce sont souvent les mêmes !
Poursuivons par ce qui nous gêne avec l'exclusivité réservée à la gnoséologie, le mode de connaître. Certes chaque science construit ses faits, ou du moins les constitue, plutôt qu'elle ne les trouve « tout faits ». Ce constat banal vaut évidemment pour les sciences de l'homme et même pour l'histoire la plus idiographique, dont on ne voit pas qu'elle puisse éviter de tailler ses faits dans une réalité qui est évidemment aussi inépuisable que confuse. Le cours du monde historique ne présente aucune particule élémentaire ! On peut donc concevoir que les sciences de l'homme, ou certaines d'entre elles, aient sélectionné par parti pris un mode de constitution des faits distinct de celui choisi par les sciences de la nature, entraînant d'autres conditions du connaître, par exemple le récit à la place du modèle, le langage naturel au lieu du langage formel.
Observons néanmoins que l'histoire a bien, à certaines époques, aspiré à la dignité nomologique ; Hempel en avait forgé le patron qui est, bien sûr, celui du postulat déductif. Le problème est que, de leur propre aveu, les historiens n'écrivent pas l'histoire avec ce patron dans la tête. Observons également que la sociologie et l'anthropologie ont bien formé le projet d'être, la première, une « science expérimentale des faits sociaux » (Durkheim), et la seconde, une « science naturelle théorique de la société humaine » (Radcliffe-Brown). Le problème est que l'on attend toujours, de l'avis quasi général, qu'elles aient formulé une loi digne de ce nom, non triviale, de fonctionnement ou de développement. Des contraintes paraissent donc être mises à l'exercice de la liberté de choix gnoséologique. Ces contraintes peuvent-elles manquer d'être, au moins partiellement, d'ordre ontologique ? Par ailleurs, il est difficile d'imaginer que n'existe aucune sorte de corrélation entre ontologie et gnoséologie même si plus personne n'adhère à l'idée naïve selon laquelle la réalité extérieure présenterait des subdivisions, aussi tranchées que les articulations du fameux poulet, auxquelles viendrait s'ajuster le dispositif multi-lames des sciences.
L'homme des sciences de l'homme
La question de l'existence, en droit sinon de fait, de sciences de l'homme distinctes, du point de vue des conditions du connaître, des sciences de la nature de référence, rebondit donc sur le problème posé par ce dont elles sont, ou seraient, les sciences. L'homme ? N'allons surtout pas croire que nous avons prononcé un grand mot, chargé de mystère. Tout juste nous offre-t-il l'occasion, mieux que tout autre nom d'être, de faire deux découvertes qui n'en sont pas. Premièrement faits humains et faits physiques sont également naturels, donc également historiques même si leur rythme d'historicité n'est pas le même, donc également déterminés, ce qui ne veut pas dire que leur déterminabilité soit identique. L'homme est « de nature » autant que l'est une montagne, quand bien même lui pense alors que la montagne ne pense pas, tout simplement parce que la pensée est, elle aussi, un phénomène naturel (et non surnaturel). Deuxièmement la différence dans le connaître entre faits humains et faits physiques tient à la manière, nullement libre, dont on en traite. Le dualisme supposé d'existence est seulement conceptuel ou de jeux de langage.
Que l'homme dont s'occupent, selon des modalités extrêmement diverses, les sciences de l'homme soit le même homme que celui sur lequel se penchent, à partir d'attendus tout aussi divers, les sciences de la nature est une évidence car, substantiellement, un homme n'est pas deux. L'homme qui, dès sa naissance, va inéluctablement développer les capacités de son espèce, laquelle s'inscrit dans une histoire soumise à des processus déterminés, et dont la plus remarquable de ces capacités est l'aptitude au langage, l'homme dont l'organisme révèle au scalpel son anatomie et à l'imagerie la sorte de chose physico-chimique qu'il est, n'est pas une autre entité, sinon conceptuelle, que l'homme se servant de son langage pour raconter des mythes ou son histoire, de son corps pour accomplir des rites ou faire la guerre, de son cerveau pour effectuer des calculs politiques ou scientifiques, de ses représentations mentales pour, en commun avec d'autres hommes, faire exister des sociétés, des églises ou des arts. Le dernier a les mêmes propriétés physiques que le premier et les propriétés du premier conditionnent les réalisations du second. Qu'on n'aille pas dire au biologiste que Guillaume le Maréchal, pour avoir été le sujet d'un livre d'historien, n'était pas dépositaire d'une nature. Évitons de suggérer au spécialiste de génétique des populations que cette communauté d'hommes, pour avoir partagé des valeurs décrites par un anthropologue, ne relève d'aucune spécification naturelle !
Qu'on puisse savoir de l'homme, comme de tout autre phénomène, sous différents aspects selon qu'en l'occurrence on s'intéresse à ses propriétés et à ses manifestations d'être de nature (faits « physiques ») ou à ses réalisations (faits « humains ») autorisées par ces propriétés, est une autre évidence. Chaque homme, après tout, le sait bien, qui appelle un médecin pour ses migraines et un prêtre pour ses remords. On traite, pour en savoir, du même homme, puisqu'il n'existe qu'un seul monde, mais en prenant sur lui des vues différentes. Kant opposait déjà la connaissance « physiologique » de l'homme, visant à explorer ce que sa nature fait de lui, et la connaissance « pragmatique » du même homme, tournée vers l'investigation de ce qu'il fait, lui-même, de lui. Des sciences portent sur l'être de nature que l'homme est, d'autres s'appliquent à l'usage qu'il fait de sa manière à lui, fort privilégiée par l'évolution, d'être de nature. Cette manière est caractérisée, entre autres, par la conscience de soi, l'aptitude à saisir les représentations d'autrui, la possession du – et non d'un – langage, la capacité à fabriquer du lien social et à développer une infinité de façons culturelles d'être le même homme, la volonté et le pouvoir de conserver du passé dans le présent, la faculté d'agir et de penser selon des modalités régionales qui pourraient être autres et en vue de fins rationnelles qui ne sont pas les seules possibles. Il va de soi que l'homme n'est pas la seule réalité susceptible d'être envisagée à partir de plusieurs points de vue : le climatologue et l'hydrogéologue ne parlent pas de l'eau, qui tombe ou qui est en crue, comme le chimiste parle de H2O.
Pourtant les faits, à la fois physiques et humains, dont l'homme, tant au singulier qu'au pluriel, est le protagoniste offrent une variété impressionnante de points de vue possibles. Soit une phrase parlée : elle peut être considérée comme une suite de sons, comme une succession organisée de mots ayant un sens, comme l'expression d'une intention du locuteur, comme un fragment de discours spécialisé, comme un bout de conversation standardisée, comme un mot d'ordre politique, comme le réceptacle d'un lapsus, etc. Elle relèvera éventuellement de la curiosité du neurophysiologiste, du phonéticien, du sémanticien ou du grammairien normatif, du psychologue, du pragmaticien, du philologue ou du théoricien des genres, de l'ethnométhodologue, du politologue ou du psychanalyste. On en passe évidemment !
Il faut en tirer deux conclusions modestes et nullement définitives. D'abord chaque science qui prend l'homme pour objet selon un certain point de vue est détentrice d'un mode de connaître entretenant une affinité évidente avec le mode d'être des faits constitués par le point de vue adopté. Convenons, sans dissimuler tout à fait notre embarras sur ce point, que le mode de connaître n'est pas étroitement conditionné par la réalité mais qu'il ne saurait en faire abstraction ; il n'en est ni étroitement dépendant ni tout à fait indépendant. Ensuite, si l'on veut bien se déprendre de l'idée selon laquelle il n'existerait que deux modes de connaître dans les sciences traitant de l'homme, l'un scientifique (logico-formel, expérimental) et l'autre non, moins ou radicalement autre, on admettra la diversité des sciences de l'homme. Une preuve de cette diversité se découvre dans l'examen des relations établies par ces sciences entre l'être de nature et l'« être de libre activité » (Kant). Certaines visent, à travers l'être de libre activité, ou plutôt donc d'activité libre sous conditions, l'être de nature ou celui qu'on peut styliser, et cherchent donc à être naturalistes dans leurs modes de connaître. Y parviennent-elles ? La paléontologie humaine ou la psychologie cognitive sont-elles beaucoup moins naturalistes que la biologie de l'évolution, par exemple, qui ouvre, par nécessité, la porte aux contextes spatiaux et temporels ? D'autres s'appliquent à ne connaître que de l'être d'activité libre sous conditions mais se soucient, précisément, de relier ses réalisations à leurs conditions de possibilité, c'est à dire aux propriétés de nature de cet être. Ce peut être pour différentes raisons : ancrer leur traitement des faits dans le sol moins meuble des faits physiques, renforcer la plausibilité des hypothèses explicatives par ajustement aux explications existantes de type naturaliste, combler les parties manquantes dans la description des mécanismes, se donner des contraintes descriptives afin d'éviter de créditer l'homme du pouvoir d'outrepasser sa nature. D'autres sciences, enfin, tournées vers le même projet que les précédentes, n'éprouvent pas le besoin d'avoir à se référer à des propriétés de nature.
Ainsi s'esquisse, sous des dehors qu'on avouera un peu tremblés, une réponse à la question posée de savoir s'il y a des sciences de l'homme, moins catégorique eu égard à la solution des problèmes qu'elle entraîne parce qu'assurée d'être provisoire. Sait-on jamais de quoi demain une science sera faite ?
La diversité des sciences de l'homme et l'illusion du grand partage
Oui, les sciences de l'homme existent. Non, elles ne se laissent pas définir uniquement, en tant que sciences, par la différence qu'elles présenteraient toutes ensemble par rapport aux sciences de la nature qui ne forment pas, elles non plus, un ensemble épistémologiquement indifférencié. La vérité est que la science de l'homme n'existe pas au singulier. On veut dire par là non seulement que les sciences de l'homme offrent l'aspect, selon les termes de Jean-Claude Passeron, d'une large gamme d'intelligibilités partielles et de chantiers morcelés, mais aussi qu'elles n'occupent pas de fait et en droit un espace continu et homogène. Il convient, pour reconnaître l'hétérogénéité de cet espace, d'admettre le caractère parfaitement conventionnel du partage entre genres séparés (sciences de la vie et sciences humaines et sociales, par exemple) et espèces distinctes (histoire, anthropologie et sociologie, par exemple), de ne pas confondre le produit de l'organisation des disciplines avec des configurations épistémologiques.
Assurément, et pour paraître revenir en arrière, on peut repérer un noyau de pratiques de savoir qui semblent se déployer dans le même espace logique, celui du raisonnement naturel au sens où l'on dit qu'une langue est naturelle. Appelons-les sciences historiques et évoquons ensemble archéologie, histoire, anthropologie, sociologie, géographie humaine, sciences politiques, etc. Oubliant le plus souvent leur appétence d'hier pour le régime nomologique, elles se donnent pour mission de rendre compte de ce qui est embarqué dans le cours du monde historique, donc d'individualités, passées ou présentes peu importe. Pour en connaître, il n'est d'autre moyen que de commuer la singularité individuelle en spécificité à l'aide d'universaux, parfois appelés concepts « sortaux » (sortals). Les concepts d'État, de religion, de classe sociale ou de caste sont des sortaux à parité avec ceux de bateau ou de pipe. Ces universaux qui ne parviennent pas à être déshabillés des lieux et dates appartenant aux individualités les instanciant exemplairement, n'ont que peu à voir avec les abstractions, sans domicile mondain, élaborées par celles des sciences de la nature qui sont « exemplairement » nomologiques. Que les sciences historiques puissent s'appuyer sur des procédures scientifiquement irréprochables, comme l'archéologie sur l'archéométrie ou les sciences politiques sur le calcul statistique, ne change rien à l'affaire qui est à la fois de point de vue adopté et d'ontologie.
On peut aussi repérer, à l'intérieur des sciences de l'homme, des pratiques de savoir, discontinues entre elles, qui, derrière les innombrables réalisations de l'être d'activité libre sous conditions, cherchent à retrouver l'être de nature ou, du moins, celui dont il est concevable de définir les conditions de liberté, d'en épurer les comportements et dont il paraît licite de construire des modèles puis d'opérer des calculs sur ces modèles. Citons dans le désordre et sans souci d'exhaustivité la psychologie, la linguistique, l'économie ou la démographie. Qu'elles n'expliquent aucunement ce qui se déroule exactement dans le cours du monde historique est dans l'ordre des choses, c'est à dire du point de vue adopté et donc de l'ontologie.
Doit-on, maintenant, se satisfaire de cette opposition binaire entre tout, ou presque tout, et rien, ou presque rien ? Oui, sans doute, si l'on maintient, par exemple, qu'« entre le vécu et le formel il n'y a rien » (Paul Veyne) ; oui, encore, si l'on estime qu'« une intelligibilité qui n'est ni formelle ni nomologique ne peut être qu'interprétative » (Jean-Claude Passeron), tout en insistant sur le fait qu'une interprétation, dans les sciences historiques, n'est ni libre, ni acquise à bon compte, ni délivrée de l'épreuve probatoire. Moins, peut-être, si l'on reconnaît l'existence d'un vaste espace intermédiaire entre la connaissance du singulier et la théorie hypothético-déductive ; moins, à coup sûr, si l'on veut bien observer, aujourd'hui, le nombre de passerelles lancées entre les sciences historiques de l'homme et les autres.
Les sciences historiques ne se contentent plus de livrer aux secondes les matériaux indispensables, puisque, après tout, il faut bien un savoir préalable pour construire un modèle, ni de les obliger à se plier au principe de réalité, puisqu'il faut bien, du modèle, redescendre sur terre. Force est de constater, en effet, que les sciences historiques, elles mêmes, constituent des agrégats de faits ou des séquences micro-événementielles et y reconstruisent des déterminations précises se substituant à la chaîne interminable de la causalité historique. Il arrive même que le postulat déductif n'y apparaisse pas incongru ou dépaysé. On reconnaîtra donc que, dans certains domaines de l'expérience humaine et pour des raisons qui sont indissociablement ontologiques et gnoséologiques, des sciences de l'homme, qu'on aurait pu juger historiques à tout jamais, parviennent à désassocier des séries de faits humains de leurs coordonnées spatio-temporelles, faisant subir par là au vécu une cure d'amaigrissement contextuel, laquelle entraîne une restriction sévère des variables prises en compte. C'est évidemment à la condition de renoncer à généraliser en tous sens. Il peut même arriver que, du coup, l'on se demande si une même discipline n'est pas en train d'éclater en plusieurs sciences de l'homme. Pas plus que l'économie ne semble être une, quand elle est ici formelle et là narrative, l'anthropologie, par exemple, ne paraît être une, dès lors qu'ici elle emprunte des chaînons à l'écologie ou à la psychologie, et que là elle s'attache à révéler l'esprit d'une culture.
L'illusion d'un grand partage, dont les frontières seraient éternelles, est née au xixe s. en Allemagne lorsqu'on y a dit que « nous expliquons la nature et nous comprenons l'homme » (Dilthey). Il semble qu'aujourd'hui l'on soit revenu de l'idée selon laquelle l'homme ne serait pas de nature, puisque ce par quoi il ne serait pas de nature et qui serait l'esprit est l'objet de sciences de la nature, et que l'on soit davantage attentif au fait que ni l'explication, ni la compréhension, ou l'interprétation, ne sont des procédures bien unifiées. Ces concepts sont, si l'on veut, des universaux renvoyant à des choses bien historiques : des états de sciences situés dans le temps.
Gérard Lenclud
Notes bibliographiques
- Aron, R., « Comment l'historien écrit l'épistémologie », Introduction à la philosophie de l'histoire, nouvelle édition augmentée, Gallimard, Paris, 1981, pp. 492-546.
- Foucault, M., L'archéologie du savoir, Gallimard, Paris, 1969.
- Granger, G.-G., Pensée formelle et sciences de l'homme, Aubier, Paris, 1960.
- Gusdorf, G., Les origines des sciences humaines, Payot, Paris, 1967.
- Gusdorf, G., Les sciences humaines sont des sciences de l'homme, Ophrys, Paris, 1967.
- Gusdorf, G., L'avènement des sciences humaines au siècle des Lumières, Payot, Paris, 1973.
- Passeron, J.-C., Le raisonnement sociologique : l'espace non-poppérien du raisonnement naturel, Nathan, Paris, 1991.
- Revue européenne des sciences sociales, « Du bon usage de la sociologie », tome XXXIV, 1996, no 103.
- Veyne, P., Comment on écrit l'histoire, Seuil, Paris, 1971.