Ludwig Mies van der Rohe
Architecte allemand (Aix-la-Chapelle 1886-Chicago 1969), naturalisé américain en 1944.
Jeunesse et premières expériences
Parmi tous les architectes de la première moitié du xxe s., il est, avec Le Corbusier et Wright, l'un des trois plus grands – dont le langage autant que les théories ont inspiré leurs contemporains jusqu'à l'excès.
Ludwig Mies – van der Rohe par sa mère – est le fils d'un maître maçon et tailleur de pierre. Élève d'une école professionnelle de dessin, il entre à quinze ans comme apprenti chez des décorateurs locaux, pour lesquels il exécute des décors « Renaissance » dans des immeubles de rapport.
Dès l'âge de dix-neuf ans, il part pour Berlin et entre très rapidement dans l'atelier de Bruno Paul (1874-1968), l'un des meilleurs dessinateurs de meubles à cette époque. Deux ans après, il construit sa première maison (maison Riehl, 1907), dans le style populaire du xviiie s. Il a encore beaucoup à apprendre avant de franchir le pas qui sépare l'Art nouveau allemand et son esthétique décorative de l'architecture proprement dite : Peter Behrens (1868-1940), chez qui il entre en 1908, l'y aidera – comme il aide à la même époque Walter Gropius et Le Corbusier, dont la formation passe par son atelier.
En 1911-1912, Peter Behrens construit l'ambassade d'Allemagne à Saint-Pétersbourg, dans ce style « à la manière de Schinkel » que Henry Van de Velde qualifiait si méchamment de « néo-Biedermeier » et qui est caractéristique du retour néoclassique à la veille de la Première Guerre mondiale. Mies est architecte d'opérations pour l'ambassade d'Allemagne. En 1912, il est invité à La Haye par Mme H. E. L. J. Kröller pour préparer le projet d'un musée Kröller-Müller, dont elle avait initialement demandé les plans à Behrens (et qui sera construit, en réalité, par Van de Velde). La maquette du musée sera étudiée avec tant de soin qu'on en réalisera un montage sur place, grandeur nature. Le projet, bien que d'essence néoclassique, est intéressant par le jeu des masses géométriques et les rapports entre espaces, que facilite l'utilisation d'un portique. Mies est encore l'auteur, à cette époque, d'un projet pour le monument de Bismarck à Bingen (démarqué d'après le projet de Schinkel pour l'Acropole, 1834), d'une esquisse pour sa maison personnelle à Werder et de la maison Urbig à Berlin-Neubabelsberg (1914), toujours dans un style très traditionnel.
Les premières prises de position : le « November-gruppe »
La rupture se situe après la guerre, où Mies adhère au « November-gruppe », association d'artistes révolutionnaires. Dans le climat si stimulant de Berlin à cette époque, la créativité du jeune architecte se libère brusquement en une spectaculaire explosion de projets visionnaires, élaborés pour les quatre expositions du groupe dont il aura la charge entre 1921 et 1925. Durant ce temps, Mies publie la revue G (de Gestaltung, « force créatrice ») avec l'aide de Hans Richter, alors membre du groupe « De Stijl », et il est en relation avec Lissitski ainsi qu'avec Tristan Tzara.
En cinq projets, il résume toute l'activité architecturale de son temps : ce sont les deux projets pour un gratte-ciel en verre, Friedrichstrasse à Berlin – celui sur plan triangulaire en 1919 et celui sur plan polygonal en 1920-1921 –, le projet pour un immeuble de bureaux en béton (1922) et les projets pour une maison de campagne, en brique (1923) ou en béton (1924). L'allégement extrême de l'ossature, obtenu par l'utilisation de l'acier, détermine une transparence absolue des volumes. Certes, dans ces premiers projets, l'esprit « constructif » est encore très fort : c'est plutôt dans l'expression de la structure ou le profil du plan que Mies cherche ses effets – structure herculéenne du projet pour un immeuble de bureaux (qui doit beaucoup à Hans Poelzig [1869-1936]) ou multiples facettes de ce miroir de verre qu'est le second projet de gratte-ciel. Le vocabulaire de l'architecte n'est pas encore lui-même très strictement établi : si le projet pour une maison de campagne en brique apparaît bien comme un prototype, le même projet, en béton, reste assez déconcertant – s'essayant à une dispersion du plan en noyaux autonomes et à une complication volumétrique qui sont d'inspiration constructiviste (et très proches de la manière de Gropius à cette époque).
C'est en 1925 que s'ouvre pour Mies van der Rohe la période des grandes réalisations. Ce sont d'abord, très modestement, quelques logements sociaux (Afrikanischestrasse à Berlin), certainement moins intéressant que ceux de Hans Scharoun ou des frères Bruno et Max Taut ; puis un monument d'une grande importance, à la mémoire de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg (1926, détruit par les nazis) : cet édifice, que l'on a qualifié d'expressionniste, n'était qu'un mur en brique formé de panneaux au porte-à-faux plus ou moins souligné, d'une grande puissance plastique. Mies construit simultanément deux très belles villas : la maison Wolf à Guben (1926), tout en briques de Hollande (sols et murs), et la maison Hermann Lange à Krefeld (1928). Sa prédilection pour une utilisation luxueuse et raffinée des matériaux industriels apparaît très tôt (dès le projet de maison de campagne en brique, cette préoccupation est si forte que le dimensionnement des briques sert de module régulateur à la construction) et oblige à penser à Hendrik Berlage (1856-1934), dont il a connu l'œuvre lors de son séjour à La Haye.
« Der Ring » : l'affirmation d'une architecture nouvelle
En 1926, Mies devient premier vice-président du Deutscher Werkbund et est l'âme du mouvement « der Ring », qui a succédé en 1925 au « November-gruppe » (dissous pour activité politique) : c'est ainsi qu'il organise en 1927 l'exposition du Weissenhof de Stuttgart. Il y est lui-même l'auteur d'un immeuble à la conception interne extrêmement audacieuse (parois mobiles) ainsi que du plan-masse de l'opération, dont la souplesse d'adaptation au site est à souligner, mais surtout il y invite quinze architectes allemands ou étrangers parmi les plus grands de l'époque : Le Corbusier, Gropius, Scharoun, le Belge Victor Bourgeois (1897-1962), les Néerlandais Mart Stam et J. J. P. Oud (1890-1963) …
Il réalise aussi différents travaux d'aménagement pour des expositions temporaires de la mode, de l'industrie du verre, de l'industrie de la soie… C'est ainsi qu'il est l'auteur, en 1929, du pavillon allemand à l'Exposition internationale de Barcelone (détruit), l'une des œuvres essentielles du xxe s. L'architecture devient ici totalement transparente – cette qualité diaphane des espaces emphasée elle-même par l'apparence quasi immatérielle des surfaces murales, panneaux ou écrans tendus au travers des plateaux selon la plus stricte des orthogonalités, mais conformément à une géométrie qui ne se soucie ni de l'implantation des points de support ni même, à la limite, de la césure entre le dehors et le dedans : l'espace de Mies, englobant l'un et l'autre, s'est libéré de toute contrainte constructive. Il faut souligner encore au pavillon de Barcelone la somptuosité des matières (travertin romain, marbre vert, onyx), rigoureusement assemblées avec des produits industriels comme le métal chromé ou les différentes teintes du verre (glace claire ; glace teintée grise, vert bouteille ou noire ; verre dépoli). Enfin, c'est là que Mies présentera pour la première fois la « chaise de Barcelone », une chauffeuse en acier chromé et cuir naturel qui est certainement l'un des plus beaux meubles du xxe s. À la même période appartient encore la villa Tugendhat à Brno (Tchécoslovaquie), d'une qualité comparable et pour laquelle Mies avait dessiné un important mobilier (1930).
Dans la décennie suivante, sous le régime politique nazi, Mies van der Rohe souffrira d'un véritable ostracisme. En 1930, il tente de prendre la suite de Gropius au Bauhaus, qu'il transférera de Dessau à Berlin en 1932, avant sa fermeture définitive en 1933. Architecte sans emploi, il se livre à l'étude de multiples projets pour des maisons individuelles à patios ou des maisons groupées, mais sans aucune réalisation pratique. Son projet pour le concours de la Reichsbank de Berlin (1933), où il est primé, prouve ses efforts pour s'intégrer au style monumental imposé par le régime, mais sans grand succès : Mies quittera définitivement l'Allemagne en 1937.
La période américaine
Nommé en 1938 directeur de la section d'Architecture de l'Armour Institute (aujourd'hui l'Institut de technologie de l'Illinois), il commence une seconde carrière, qui sera entièrement américaine. Sa première œuvre est la réalisation des bâtiments du campus, depuis le plan-masse de 1939-1940 jusqu'au Crown Hall de 1956 en passant par le projet pour le Library and Administration Building (1944, non réalisé) et l'Alumni Memorial Hall de 1945-1946 : Mies y fait dialoguer avec une spectaculaire rigueur les ossatures en acier noir et les remplissages de briques blanches. Chaque forme est ici réduite à sa plus simple expression, chaque matériau magnifié jusqu'à l'exacerbation. L'espace, sans concession aucune, n'est que le produit d'une trame rigoureuse, en plan comme en élévation. En concentrant son vocabulaire, Mies est parvenu à cette élégance sans tendresse qui est l'extrême de la distinction architectonique, même si la vivacité des formes doit en souffrir : le chemin est comme symétrique de celui que Le Corbusier prend au même moment, abandonnant la rigueur du purisme au profit d'un sentiment plus dramatique. Mies, lui, pousse presque jusqu'à l'absurde l'exigence de pureté. Pour si différents qu'ils soient, les deux comportements sont bien frères, issus d'une même réaction aux impératifs du monde industriel.
Homme de l'acier, homme de la standardisation, Mies donne alors le meilleur de son œuvre : d'un côté, les gratte-ciel, comme les immeubles jumeaux du Lake Shore Drive à Chicago (1948-1951) ou le Seagram Building, Park Avenue, à New York (1954-1958) ; de l'autre côté, la maison Farnsworth à Plano, dans l'Illinois (1945-1950) – deux plateaux, l'un couvert, l'autre libre, posés sur le gazon d'une prairie –, le Crown Hall de l'Institut de technologie de l'Illinois (1950-1956) – où pour la première fois la structure porteuse sort du bâtiment et vient se superposer à lui en libérant totalement l'espace interne – et le projet du Convention Hall de Chicago (1953-1954) – immense salle couverte de 50 000 places et de 220 m de côté, prévue en ossature tridimensionnelle –, qui aboutiront, en une phase ultime, à la Neue Nationalgalerie de Berlin (1962-1968), dont le lourd toit d'acier n'est porté que sur huit minces colonnes, le paradoxe technique s'accompagnant ici de subtiles recherches esthétiques dans la correction du parallélisme des lignes.
Cette conclusion de l'œuvre de Mies – dont le bâtiment final est une sorte de Parthénon – n'est pas sans laisser songeur : elle exprime bien, en tout cas, le paradoxe d'un homme dont la volonté était essentiellement classique, les buts révolutionnaires, et qui a pu en même temps stimuler au point le plus extrême l'architecture des années 1950 – tout entière tournée vers l'imitation de son œuvre – et être le père du plus conventionnel des académismes dont l'Amérique soit aujourd'hui affligée. C'est ainsi que Mies a été revendiqué à la fois par ses élèves « officiels », comme Philip Johnson (1906-2005) ou Minoru Yamasaki (1912-1986), et par des personnalités dont l'évolution a été beaucoup plus spectaculaire, tels Eero Saarinen, Louis Kahn ou Alison (1928-1993) et Peter Smithson (1923-2003), les membres fondateurs du « brutalisme » anglais. L'esthétique de Mies, parvenue jusqu'à l'ascétisme, était d'ailleurs sans doute plus proche de cette évolution vers le pathétique, explosion d'une sensibilité longtemps contenue, que de l'académisme un peu plat de ses disciples : une analyse plus objective de ses dernières œuvres fera un jour apparaître la tragique rupture d'échelle qu'elles contiennent – d'une violence extrême pour qui sait la voir.