Jules Michelet
Écrivain et historien français (Paris 1798-Hyères 1874).
L'apôtre romantique
Jules Michelet appartenait à la génération, née avec le siècle, qui devait donner au romantisme français tout son éclat. Il était de l'âge de Vigny, de Balzac, de Hugo, de Dumas, de Sand et de Sainte-Beuve. De leur commune curiosité historique il fit une passion dont la culture moderne n'a pas fini de se nourrir. S'il « ressuscita » tout le passé du peuple qui avait pris la Bastille et qui continuait d'incarner, dans la légende de l'Occident, malgré ses erreurs et ses défaites, l'espérance révolutionnaire, il enseigna aussi une philosophie de l'histoire qui devint philosophie de la vie morale et de la nature. C'est pourquoi il fut, de son vivant, l'un des maîtres spirituels de la France et de l'Europe. L'autorité de sa parole s'imposa au Collège de France, où il occupa de 1838 à 1851 une chaire d'histoire et de morale. La jeunesse des écoles applaudissait bruyamment l'apôtre romantique, dont le gouvernement de Louis-Philippe, imité par celui de « Napoléon le Petit », jugea prudent d'interdire la prédication. Dans la génération qui, en France, prit part à l'insurrection de février 1848, refusa le second Empire et fonda la IIIe République ou qui, en Roumanie, en Pologne et en Italie, servit la cause de l'indépendance nationale et de la démocratie, Michelet compta beaucoup de fervents disciples. Que de rues et d'écoles, baptisées par leurs soins, ne portent-elles pas encore son nom !
Le combattant du Collège de France souffrit, outre-tombe, du discrédit que plusieurs générations jetèrent, au nom d'une idéologie positiviste, sur le romantisme. Il fut d'autant plus contesté que les historiens qui lui succédèrent crurent que leur discipline pouvait s'approprier l'objectivité des autres sciences. Son amour du peuple lui valut d'être accusé de partialité. Il éveilla aussi des haines politiques. Maurras accabla le « vieil esclave illuminé » qui s'était fait le « théologien des droits de la multitude ». Les marxistes méprisèrent ce contemporain de l'auteur du Capital qui avait espéré la réconciliation des classes et affirmé la pérennité des nations. Mais un carré de fidèles serrait les rangs. Aux yeux d'un Péguy, d'un Proust, d'un Barrès, d'un Malraux, Michelet demeura le fondateur de la moderne « magistrature » de Clio. Un historien (et quel historien !), Lucien Febvre, le cita en exemple quand il entreprit de régénérer la science du passé. Aujourd'hui, tout un procès de réhabilitation est en cours. L'évolution même de notre culture l'a rendu possible.
Le fils de la Révolution
Michelet apparaît d'abord, et selon sa propre volonté, comme un fils de la Révolution et du Siècle des lumières. Il vit le jour le 21 août 1798, dans une chapelle désaffectée des Filles de Saint-Chaumont, au coin de la rue de Tracy et de la rue Saint-Denis. Ardennais par sa mère, picard par son père, qui, ouvrier à l'imprimerie des assignats, avait fondé après Thermidor un modeste atelier, il eut une enfance difficile. Élevé au milieu du petit peuple de Paris, il ne fut pas, comme Vigny et beaucoup de fils de l'aristocratie ou de la bourgeoisie, ébloui par les exploits militaires de Bonaparte. Il subit les épreuves de la pauvreté : le travail rare, le froid, la faim. Son père, après avoir risqué la prison lors de la conjuration des Égaux, fut enfermé pour dettes à Sainte-Pélagie en 1808, quand la réglementation impériale de l'imprimerie raréfia la commande. Il reporta sur son fils tous ses espoirs. Il lui conta les luttes civiles auxquelles il s'était trouvé mêlé, en homme de la rue. Il lui inculqua ses convictions jacobines et même babouvistes. Non content de l'initier à son métier, il voulut lui donner une éducation intellectuelle. L'enfant commença ses humanités sous la férule de grammairiens besogneux, installés dans des mansardes. Mais il les acheva sérieusement au collège Charlemagne, malgré l'hostilité de ses condisciples, au milieu desquels il se sentit, « comme un hibou en plein jour, tout effarouché ». Rien ne lui était plus agréable, les jours de congé, que de lire « deux fois, trois fois de suite un chant de Virgile, un livre d'Horace ». Au concours général de 1816, il remporta trois prix, dont deux de latin. Bachelier en 1817, licencié ès lettres en 1818, docteur en 1819, avec une thèse sur Plutarque, il fut reçu le troisième, en 1821, au premier concours de l'agrégation.
Une philosophie de l'histoire
Dans la profession qu'il avait choisie, Michelet voulut s'assurer un solide avenir. Nommé au collège Sainte-Barbe, il publia plusieurs manuels historiques : un Tableau chronologique de l'histoire moderne (1825), un Précis de l'histoire moderne (1828), qui devait être suivi d'un Précis d'histoire de France (1833). En 1827, il fut chargé d'enseigner l'histoire et la philosophie à l'École normale, et il devint en 1828 précepteur de la petite-fille de Louis XVIII, Louise de Berry. Cependant, il était dévoré par une prodigieuse curiosité intellectuelle, qu'il appela héroïsme de l'esprit et qu'il chercha à satisfaire par des lectures méthodiques. Héritier de Diderot et des encyclopédistes, il croyait à l'« unité de la science ». Il en traita dans un discours de distribution de prix, dont il fit une profession de foi (1825), ordonnant autour de l'homme tout le système des savoirs. Mais qui était l'homme ? Michelet emprunta aux diverses philosophies du Siècle des lumières le principe de sa vocation sociale. Plutôt qu'à la vérité que la conscience recherche dans le cogito cartésien, il s'intéressa dès lors à celle que la vie des nations pourrait manifester. Dans une telle perspective, l'histoire lui parut digne de devenir la première des sciences. Encore fallait-il la réformer. Michelet ne pouvait, en effet, s'accommoder ni de l'histoire providentialiste, qui subordonne les initiatives humaines à la volonté de Dieu, ni de l'histoire chronique, qui fait la part trop belle aux actions individualistes. Il prétendit fonder, au moment même où Comte jetait les bases de la sociologie, une histoire nouvelle, qui fût à la fois histoire des peuples et philosophie de leur histoire. Deux événements déterminèrent sa décision : la lecture de l'œuvre de Vico, Scienza nuova, qu'il traduisit en 1827, encouragé par Cousin, sous le titre de Principes de la philosophie de l'histoire et qui l'aida à mûrir ses propres projets, puis le spectacle des Trois Glorieuses, qui, confirmant la leçon des récits paternels, l'assura que « M. Tout le Monde » demeurait, sur la scène historique, le principal acteur. Coup sur coup, Michelet publia l'Histoire romaine (1830), l'Introduction à l'histoire universelle (1831) et les deux premiers volumes de l'Histoire de France (1833). Il appliquait à l'étude des origines de Rome la méthode qu'il avait déjà éprouvée à l'École normale, en prenant pour modèles non seulement Vico, mais Creuzer et Niebuhr ; cette méthode consistait à fonder l'histoire d'un peuple sur l'interprétation de ses légendes, de son droit, de sa religion et de sa langue. Michelet esquissait dans l'Introduction une philosophie de l'histoire : toute la suite des siècles et des cultures devenait le théâtre de la lutte menée par l'homme contre la nature, par la liberté contre la fatalité ; de cette révolution permanente, de ce « Juillet éternel », le peuple français était le héros accompli. L'Histoire de France, dès lors, pouvait être mise en chantier : il s'agissait d'y illustrer, à l'aide de la méthode de l'Histoire romaine, la philosophie de l'Introduction. Chateaubriand, après avoir lu les deux premiers volumes, apprécia en connaisseur l'entreprise : « L'homme de talent qui a fait renaître Vico, observa-t-il, ne peut manquer de jeter un nouveau jour sur l'histoire de France. »
Le « théologien-peuple »
Une « voie royale » s'ouvrait devant Michelet. Celui-ci s'y avança résolument. Il s'enorgueillit de « poser contre tous la personnalité du peuple ». Il montra comment elle maîtrise, sans la renier, l'hérédité raciale, dont Augustin Thierry avait exagéré le déterminisme. Il l'enracina dans le sol nourricier, qui finit par lui ressembler sous l'effet du travail humain, dont il porte les marques. Il la reconnut, devenue consciente d'elle-même et de son droit, dans la nation, qui, affranchie de l'idolâtrie monarchique, devient un « miracle de la fraternité ». Nulle part, elle ne lui parut plus forte qu'au niveau de la foule des simples, où l'instinct de vie, altéré par l'égoïsme dans les classes possédantes, conserve toute sa vigueur. Michelet fit donc de son Histoire de France une histoire des Français, et il lui imprima un mouvement « de bas en haut ». Il interpréta les événements, il jugea les hommes ou les institutions en se fondant, chaque fois qu'il lui était permis de le reconstituer, sur le témoignage populaire : Vox populi, vox Dei. Il sut évoquer les grands élans collectifs de l'histoire : le départ des croisés, l'audace des bâtisseurs de cathédrales, le sursaut des Jacques, le ralliement des Français autour de Jeanne, la propagation de la Réforme, le coup de force de la Bastille ou le rassemblement des fédérés. Il loua ou condamna l'Église, la féodalité, la monarchie, la République elle-même, en considérant le rôle qui leur avait été dévolu dans la vie profonde d'une nation à la recherche de son unité et de son identité. S'il admit l'autorité de héros tels que la Pucelle, il salua en eux non des surhommes, mais des individus capables de partager, en s'oubliant, les douleurs et les attentes de leurs frères. Ainsi donna-t-il à la France, dont le génie lui semblait « prosaïque », l'épopée qu'aucun de ses poètes n'avait su composer.
Cependant, l'œuvre qu'il accomplissait ne relevait pas plus, en dernière analyse, de la littérature que de la pure érudition. Du passé qu'il ressuscitait, il se sentit tenu de tirer des leçons destinées à ses contemporains. Politiques, celles-ci furent aussi et surtout religieuses. Michelet enseigna en effet une véritable foi aux enfants au siècle qui se pressaient au Collège de France et dont Musset ou Hugo avaient traduit le désarroi spirituel. En raison de son expérience historique, il s'estima mieux préparé à un pareil ministère que les utopistes saint-simoniens, fouriéristes, disciples de Cabet, accusés de « procéder par voie d'écart absolu ». Il opposa aux exercices de Loyola, qui mécanisent la vie religieuse (Des Jésuites, 1843) et aux manœuvres du confesseur, qui ruinent l'unité de la famille (Du prêtre, de la femme, de la famille, 1845), le sûr instinct des simples et la « tradition de la fraternité universelle » (le Peuple, 1846). Il data de 1789 la révélation des Temps modernes, qui avait fondé le règne de la justice, succédant à celui de la grâce ; il présenta l'Histoire de la Révolution française (1847-1853) comme un nouveau récit évangélique. Il devint, selon le mot de son gendre, Alfred Dumesnil, le « théologien-peuple ».
Au lendemain des journées de Février 1848, il ne revendiqua aucune autre fonction ; il refusa de solliciter les suffrages des électeurs ardennais et il décerna volontiers à Lamartine le titre de « premier des premiers ». Il édifia tout un plan d'éducation démocratique, auquel il tenta sans succès d'associer Béranger, et il projeta d'écrire une Bible du peuple. Quelle ne fut pas sa douleur lorsque les soldats de la République tirèrent, en juin 1848, sur les ouvriers du faubourg Saint-Antoine et sa déception lorsque les Français, aveuglés par la « manie des incarnations », plébiscitèrent Charles Louis Napoléon Bonaparte ! Après le 2-Décembre, qu'il accueillit sans surprise, il se livra à un sévère examen de conscience : « Je m'en veux du 2-Décembre, écrivit-il dans son Journal ; je le reproche et à moi et à toute la classe lettrée, écrivante ou parlante, aux gens de lettres, à la presse et au Parlement. Nous n'avons rien fait pour le peuple et nous en sommes punis […]. Entrons, s'il se peut, dans de meilleures voies. »
Michelet, afin d'entrer librement « dans de meilleures voies », refusa de prêter serment à l'empereur. Il perdit à la fois sa chaire du Collège de France et la direction de la section historique des Archives, qui lui avait été confiée en 1830. S'il ne chercha point refuge à l'étranger, comme Hugo et les républicains frappés de proscription, il s'éloigna de Paris, sa ville natale, où il ne pouvait plus supporter de vivre avec ses espoirs trompés. L'amour d'Athénaïs Mialaret (Montauban 1826-Paris 1899), une jeune institutrice qui avait l'âge de ses étudiants et qu'il avait épousée en 1849, l'aida à se ressaisir. À Nantes, entouré de Vendéens fidèles à la République, parmi lesquels se trouvait le père de Clemenceau, Michelet rédigea de juin 1852 à juillet 1853 les deux derniers tomes de l'Histoire de la Révolution française. Puis il reprit, sous d'autres cieux, la construction du monument de l'Histoire de France, qu'il avait interrompue en 1844 au sortir des ténèbres de la guerre de Cent Ans, pour annoncer plus vite la révélation de 1789. Il se fit historien de la Renaissance et de la Réforme, selon l'un des vœux les plus chers de sa jeunesse, exaucé partiellement grâce à la publication des Mémoires de Luther (1835), au moment précis où un nouvel homme s'éveillait en lui, avec des forces neuves. Une telle rencontre ne pouvait le prendre au dépourvu. Ne savait-il pas, depuis longtemps, que « ses passions » et les « généralités » de l'histoire, sous l'effet d'une singulière « alchimie morale », participaient d'une même vie, qui ne lui appartenait qu'à demi ? La traversée des temps qui le séparaient encore de la chute de la monarchie lui fut souvent moins propice. Michelet étouffait dans les salons, au cœur des intrigues de la Cour. Mais il reprit son souffle pour accompagner les camisards dans leur refuge cévenol ou pour professer, avec le Credo du XVIIIe s., la foi que Voltaire, Diderot et Rousseau lui avaient prêchée. En 1869, l'Histoire de France achevée, il lui donna une préface à sa mesure, dans laquelle, s'adressant à sa patrie, il s'écria : « Eh bien ! ma grande France, s'il a fallu pour retrouver ta vie qu'un homme se donnât, passât et repassât tant de fois le fleuve des morts, il s'en console, te remercie encore. Et son plus grand chagrin, c'est qu'il faut te quitter ici. »
Mais le « théologien-peuple » ne pouvait se contenter de rendre à Clio son dû. Il tenta d'accomplir l'œuvre militante qu'il se reprochait d'avoir trop longtemps négligée. Il mit en chantier une « Légende d'or de la démocratie », dont il publia de 1851 à 1854 plusieurs épisodes (Kosciusko, Madame Rosetti [la Roumaine], les Martyrs de la Russie, les Femmes de la Révolution) et dont un autre fragment, les Soldats de la Révolution, demeura inédit. L'un des grands rêves littéraires du romantisme le hantait, celui qui inspira à Hugo la Légende des siècles : retrouver la simplicité d'une langue primitive, dont les Origines du droit français (1837) avaient catalogué les formules. Il lui dicta dans Nos fils (1869) cet aveu d'impuissance : « Si l'on ouvre mon cœur à ma mort, on lira l'idée qui m'a suivi : Comment viendront les livres populaires ? […]. O problème ! être vieux et jeune, tout à la fois, être un sage et un enfant ! J'ai roulé ces pensées toute ma vie. Elles se représentaient toujours et m'accablaient. »
À défaut d'une innocence seconde qui lui aurait évité l'« alibi » de l'art, Michelet acquit, avec les ans, une sagesse. Il la communiqua à ses disciples sous la forme d'une « philosophie religieuse du peuple ». Il enrichit et nuança l'idée qu'il s'était faite de la justice en écrivant l'Histoire de la Révolution française. Sans doute continua-t-il d'opposer radicalement le droit à la grâce. Travailleur invétéré, homme né de ses œuvres, il admirait Prométhée, dont il fit dans la Bible de l'Humanité (1864) le héros de l'« émancipation juste ». Après le 2-Décembre, il se rapprocha des socialistes, remit en cause le régime de la propriété des biens, reconnut que « le vrai point de départ démocratique » était « celui de Chaumette, Babeuf : la suffisante vie » et rappela, en dressant la table immense du Banquet (1854), le mot d'ordre des hussites : « La coupe au peuple ! » Mais quelle curieuse justice ne servait-il pas ainsi ! Elle réclamait, plutôt que le secours des armes ou des décrets, le consentement des volontés et l'union des cœurs. Elle s'appelait fraternité.
L'amour, comme matrice de toute vie sociale
Michelet comprit qu'il lui appartenait de « réconcilier la loi et la grâce dans un vrai mariage des deux principes qui avaient alterné et combattu jusqu'ici ». Il le comprit d'autant mieux qu'il découvrait pour la première fois, au sein de son foyer, l'égalité supérieure que l'amour instaure entre deux êtres. Sa volonté, naguère si impérieuse, s'affirmait désormais dans la prévenance et le sacrifice de chaque jour. Il voulut rendre exemplaire, en la publiant, la conversion qui s'opérait au plus profond de lui-même. Il s'étonna que, dans la culture occidentale, l'amour fût dénaturé par toute une rhétorique de la grivoiserie ou du romanesque. Il appela de ses vœux « une langue nouvelle, non celle de l'innocence barbare, qui disait tout sans rougir, n'en sentant pas les profondeurs, non celle de la fière Antiquité, qui usait et abusait, méprisait l'humanité, mais celle de la tendresse moderne, qui, dans les choses du corps, sert et aime l'âme, ou plutôt ni l'âme ni le corps, mais partout l'esprit : la langue d'un Rabelais sérieux et aimant ». Il se risqua à la parler dans l'Amour (1859), qui scandalisa autant les champions de la bienséance que Madame Bovary ou les Fleurs du mal. Il réhabilita avec la Femme (1860) et la Sorcière (1862) la victime de l'injustice, que l'idée reçue de l'inégalité des sexes avait perpétuée. S'il composait ainsi son Cantique des cantiques, ce n'était pas sans songer à la « philosophie religieuse du peuple », devenue depuis dix années la principale de ses préoccupations. La « communion d'amour », matrice de toute vie sociale, lui apparut aussi comme le modèle mystique de la Cité de l'avenir. Il relisait le Dernier Homme de Jean-Baptiste Grainville (1746-1805), y retrouvant avec gratitude « l'idée sublime et tendre que l'amour est la vie même du monde, toute sa raison d'être, que le monde ne peut mourir tant que l'homme aime encore ».
La « vie même du monde » gouvernée par l'amour, telle fut précisément la pensée généreuse que Michelet détailla dans l'Oiseau (1856), l'Insecte (1857), la Mer (1861) et la Montagne (1868). Elle ne lui était pas venue d'un coup. Le Peuple n'exaltait-il pas déjà la « tradition de la fraternité universelle », fondée par le Ramayana et le Mahabharata ? Quand le « théologien-peuple », nouveau François d'Assise, se fit l'apôtre des animaux, Taine observa justement, après avoir lu l'Oiseau : « L'auteur ne sort pas de sa carrière ; il élargit sa carrière. Il avait plaidé pour les petits, pour les simples, pour les enfants, pour le peuple. Il plaide pour les bêtes et les oiseaux. » Mais la plaidoirie de Michelet ne relevait pas de la seule éloquence. Celui-ci s'appuya en effet sur l'enseignement de Darwin et de Geoffroy Saint-Hilaire pour rapprocher les unes des autres, au nom du transformisme, toutes les créatures. Il réduisit leur infinie diversité à l'unité en adoptant l'« hypothèse de la métamorphose ». Celle-ci lui permit de soutenir que, dans l'ordre de la vie, il n'y avait « rien de grand et rien de petit » et qu'« un simple cheveu » pouvait valoir « autant, souvent plus qu'un monde ».
Michelet étendit au monde physique l'application d'une hypothèse qui, bien qu'elle lui donnât quelquefois le vertige, ne cessait de le fasciner. Il vit dans la mer le lieu privilégié des « transitions de l'universelle métamorphose », où une vie de plus en plus centralisée s'était affirmée, des amibes aux mollusques, des mollusques aux poissons, des poissons aux mammifères, sans rupture ni conflit. Il crut contempler dans le spectacle des Alpes suisses, reconstitué à l'intention des lecteurs de la Montagne, « la solidarité de la vie, la circulation de la nature, la bienveillance de ses éléments ». Il oublia, en prenant, à Acqui Terme, des bains de boue, la guerre qu'il avait déclarée à la nature dans l'Introduction à l'histoire universelle. Il adora la « nymphe universelle, la force d'amour qui semble vouloir toujours monter à nous, du fond de l'existence, nous bénir et nous ranimer ». La « gravitation vers l'unité » qu'il percevait partout lui inspira le dernier mot de sa « philosophie religieuse » : « Je ne puis me passer de Dieu » (la Femme).
Michelet, cependant, demeurait trop attentif aux luttes dans lesquelles la destinée des peuples s'accomplit pour succomber à la tentation d'une mystique plus ou moins quiétiste. En 1870, lorsque l'Allemagne, patrie des rêves de sa jeunesse, déchaîna les mauvais démons qu'elle avait couvés en son sein, son sang ne fit qu'un tour. La France devant l'Europe (1871) dénonça dans le militarisme de Bismarck une perversion du sentiment national, la folie d'une « unité sauvage, violente, indignement forcée ». La défaite de Sedan, la guerre civile de la Commune rappelèrent brutalement l'historien à ses devoirs. Il voulut comprendre les temps nouveaux qui s'annonçaient, si contraires à ses espérances. Il réussit à rédiger, malgré le rapide déclin de ses forces, trois tomes de l'Histoire du XIXe siècle (1872-1875). C'était une suite assombrie de l'Histoire de la Révolution française, le tableau d'un siècle qui, depuis peu, « regardait vers la fatalité », après avoir cru en la liberté. Le vieux lutteur mourut réconcilié avec la nature, avec la vie, avec Dieu, mais tourmenté, jusqu'à son dernier souffle, par les tragédies de l'histoire.