Gérard Labrunie, dit Gérard de Nerval
Écrivain français (Paris 1808-Paris 1855).
L'homme et ses personnages
Au matin du 26 janvier 1855, le poète Gérard de Nerval était trouvé pendu rue de la Vieille-Lanterne à Paris, à proximité de l'actuelle place du Châtelet. La plupart de ses contemporains n'avaient jamais vu en lui qu'un gentil poète, un sympathique bohème, un polygraphe de talent. Pendant trois générations, nul ne chercha à pénétrer le sens profond de son œuvre. Et si Mallarmé, Remy de Gourmont le lurent et surent tirer profit de leur lecture, il fallut attendre Apollinaire pour trouver un disciple avoué : quand, en 1914, parut la grande biographie d'Aristide Marie, il écrivit dans le Mercure de France : « Je l'aurais aimé comme un frère. » Si Nerval ne fut jamais vraiment oublié de ses pairs, jusque vers 1935 il restait absent des histoires de la littérature française (ou bien son nom était relégué dans quelque note en bas de page).
Le reclassement général des valeurs artistiques auquel procédèrent les surréalistes les conduisit à faire de Nerval l'un de leurs ancêtres. Dans son premier Manifeste du surréalisme (1924), Breton plaçait explicitement le nom même du surréalisme et certaines tendances fondamentales du mouvement sous le patronage de la préface des Filles du feu.
Gérard (c'est de ce prénom qu'il signa ses premiers ouvrages) a pris place dorénavant à côté des autres grands romantiques français ; le centenaire de sa mort, en 1955, fut l'occasion de nombreuses et chaleureuses manifestations, et Jean Senelier, qui tient à jour la bibliographie du poète, a publié un fascicule spécial pour la seule période qui va de 1960 à 1967 : c'est dire l'extraordinaire développement des études nervaliennes.
Nerval a lui-même déclaré :« Je suis du nombre des écrivains dont la vie tient intimement aux ouvrages qui les ont fait connaître. » Le destin de Nerval a l'allure d'une création de l'art ; l'œuvre et la vie semblent se nourrir l'une de l'autre.
Gérard Labrunie naquit à Paris le 22 mai 1808. Son père, chirurgien militaire, rejoignit l'armée du Rhin en avril 1810. Sa mère, qui avait accompagné le docteur Étienne Labrunie, mourut le 29 novembre de cette année-là, en Silésie, où elle fut enterrée. Le souvenir de cette jeune morte, devinée et absente, dont, semble-t-il, ne subsistait pas même un portrait, tiendra un rôle considérable dans le psychisme et dans l'œuvre du poète. On resta longtemps sans nouvelles du docteur Labrunie, blessé au pied durant le siège de Vilna (aujourd'hui Vilnius). Jusqu'à l'âge de sept ans, Gérard vécut chez son grand-oncle Antoine Boucher, à Mortefontaine, dans le Valois. À la fin de sa vie, ses souvenirs d'enfance, revivifiés par de fréquentes excursions, devaient lui fournir le cadre et la substance d'une partie de ses récits.
Au retour de son père, en 1814, le jeune Gérard fut inscrit comme élève externe au lycée Charlemagne à Paris. C'est là qu'il connut Théophile Gautier, de deux ans son cadet. À l'âge de dix-huit ans, il publia de médiocres Élégies nationales, où il célébrait l'épopée napoléonienne. Ces élégies témoignaient surtout de son précoce besoin d'écrire et de publier. Mais sa traduction du premier Faust de Goethe, en 1828, lui valut aussitôt la notoriété : c'est à travers cette traduction que plusieurs générations de lecteurs connaîtront l'œuvre de Goethe. (En 1836, lors d'une réédition, il corrigera les fautes les plus graves.) Deux ans plus tard (1830), le jeune écrivain publiait, presque en même temps, une étude sur les poètes du xvie s. accompagnée d'un choix de poèmes et un ensemble des traductions de poésies allemandes. Ainsi se trouvaient indiqués, dès cette date, les deux principaux courants auxquels devait puiser son talent.
Nerval fit partie du groupe de l'impasse du Doyenné ; il évoquera cette époque dans les pages des Petits Châteaux de Bohême. On sait peu de choses certaines sur ses amours romanesques, peut-être en partie imaginaires, avec la frivole actrice et cantatrice Jenny Colon. On pense que c'est pour pouvoir célébrer à la fois sa belle et le théâtre que Gérard, après un voyage dans le midi de la France et en Italie (1834), lança l'entreprise du Monde dramatique (1834-1836, ensuite poursuivie durant quelques années par un autre directeur), luxueuse publication illustrée dont le coût devait engloutir ce qui lui restait de l'héritage de ses grands-parents. En avril 1838, Jenny se mariait avec un obscur musicien, Leplus ; elle devait mourir en 1842, épuisée par ses tournées en province et des maternités trop rapprochées. Par la suite, semble-t-il, Gérard devait s'éprendre d'une autre actrice, Esther de Bongars.
À partir de 1834 et jusqu'à sa mort, Nerval voyagera beaucoup, et les impressions qu'il rapportera seront à l'origine d'une partie de son œuvre. Il ira en Allemagne quatre ou cinq fois, en Angleterre, en Belgique, en Hollande, en Suisse, en Autriche, séjournant tout un hiver à Vienne (1839-1840). En 1843, il visitera l'Égypte, le Liban, Constantinople. « Touriste littéraire », il monnaiera dans les journaux et les revues ses récits de voyages, avant d'en tirer la substance de deux livres : le Voyage en Orient (1851) et Lorely (1852).
Il semble bien que le grand tournant de la vie de Nerval se soit produit en février 1841, date de sa première crise nerveuse attestée. La démence acheva de faire de lui un personnage romantique et presque irréel.
Après un semblant de guérison (mais Nerval avoua plus tard à Georges Bell qu'il avait eu une rechute à Beyrouth, en 1843, et en 1849 il a dû se soigner), il vécut constamment à partir de 1851 sous la menace d'une nouvelle crise et fut interné des mois durant tantôt à la clinique du docteur Blanche à Passy, tantôt à la maison de santé municipale (du docteur Paul Dubois). Des crises graves sont contemporaines ou voisines de la naissance des œuvres majeures ; c'est, en particulier, le cas pour Sylvie (1853). Dans les derniers mois de son existence, Nerval semble avoir fréquenté habituellement les bas-fonds de Paris. Les Nuits d'octobre, où transparaît l'influence de Restif de La Bretonne et de Sébastien Mercier, nous apportent un reflet de cette expérience. Le mystère de la mort de Gérard ne sera sans doute jamais entièrement élucidé. Le suicide semble d'autant plus probable que le poète, se livrant à des spéculations sur les dates, a plusieurs fois calculé la date approximative de sa mort, et qu'il avait, dans les jours précédant celle-ci, rendu visite à de nombreux amis, pour leur dire adieu. Cette disparition, qui couronne sa vie d'une auréole de martyr, a longtemps faussé l'interprétation de l'œuvre.
Nerval reste difficile à connaître en raison des multiples masques, les uns souriants, les autres inquiétants, qu'il a portés. C'était un tendre et un délicat qui, souvent, cachait sa souffrance sous le voile de l'humour. Il a ainsi contribué lui-même à créer la légende du « fol délicieux » dont sa mémoire fut longtemps victime et qui fut entretenue par tous ceux qui, consciemment ou non, visaient à diminuer la portée de son message.
Le narrateur est imaginaire
Toute une partie de l'œuvre de Nerval préfigure celle de Marcel Proust et forme comme les débris de ce qui, un moment, dans l'esprit de l'auteur, dut être envisagé comme formant une vaste autobiographie imaginaire. C'est à propos de Restif de La Bretonne que Gérard a donné la définition de ce qu'il nomme son « réalisme » : « Lorsqu'il manquait de sujets, ou qu'il se trouvait embarrassé par quelque épisode, il se créait à lui-même une aventure romanesque, dont les diverses péripéties, amenées par les circonstances, lui fournissaient ensuite des ressorts plus ou moins heureux. On ne peut pousser plus loin le réalisme littéraire. » On voit donc qu'il s'agit d'un art de la transposition ou plutôt, suivant la formule énoncée dans Sylvie, de la recomposition. Mais n'est-ce-pas le cas de tout art digne de ce nom ?
L'autobiographie romancée de Nerval vise à saisir de multiples aspects du moi nervalien et fait appel aux ressources du rêve et de la rêverie, comme aussi aux interférences du vécu, des réminiscences livresques et de l'imaginaire. Cela aboutit à la création d'un réseau très complexe de thèmes et de mythes.
Au cycle ainsi défini, on peut rattacher les fragments des Mémoires d'un Parisien (1838-1841), les Nuits d'octobre (1852), Petits Châteaux de Bohême (1853), Promenades et souvenirs (1854-1855), la plus grande partie des Filles du feu (1854), la Pandora (1854), Aurélia (1855). La confrontation de ces textes divers est passionnante et instructive, parce qu'elle permet de voir, dans un cas privilégié, comment fonctionne l'imagination mythifiante, comment le mythe se constitue à partir des réalités objectives.
Gérard, dans une première période, utilise à des fins personnelles des mythes préexistants, pour aboutir à la constitution d'une véritable « mythologie personnelle ». Une étude comme celle de Kurt Schärer, Thématique de Nerval (1968), qui s'inscrit dans le prolongement des travaux de G. Poulet (« Sylvie ou la pensée de Nerval », recueilli dans Trois Essais de mythologie romantique, (1966), confirme l'importance dans cette œuvre de tout ce qui a trait à la temporalité et à la superposition de moments différents. À cet égard, la structure de Sylvie (1853) est très révélatrice : les époques de l'existence du narrateur s'y superposent en un subtil alliage de la réminiscence, de la rêverie et de la réalité actuelle ; en outre, la première moitié de la nouvelle se déroule la nuit, la seconde le jour.
Aurélia, accidentellement divisée en deux parties pour les besoins de la publication dans la Revue de Paris et dont la seconde moitié parut aussitôt après la mort de Gérard, est une œuvre d'art extrêmement élaborée. Le poète semble bien en avoir écrit une première version après la crise de 1841. Ainsi cette œuvre, plusieurs fois reprise, représenterait vraiment la somme de l'expérience de Nerval. Dans ces pages, décrivant cette « seconde vie » qu'est le rêve, accordant même degré de réalité aux faits oniriques qu'aux événements de la vie ordinaire, Gérard a élargi de manière décisive le domaine de la littérature. En France, avant lui, Louis Sébastien Mercier (Mon bonnet de nuit), Restif de La Bretonne (les Posthumes), Jacques Cazotte, Charles Nodier avaient vu ce que l'homme éveillé peut apprendre de l'homme endormi, mais il fallut sans doute la médiation de Klopstock, de E. T. A. Hoffmann et de J. P. Richter pour que Gérard s'avisât de l'existence de maîtres français de la littérature onirique. Si la parenté d'esprit avec le Goethe de Märchen et le Novalis de Heinrich von Ofterdingen est indéniable, une influence directe demeure difficile à établir. En revanche, on peut vérifier que Victor Hugo a paraphrasé le début d'Aurélia dans les Travailleurs de la mer.
La Pandora, étrange récit, qui commence par un épisode des « Amours de Vienne » et se poursuit par des récits de cauchemars, date de la fin de la vie du poète et est donc contemporaine de la mise au point d'Aurélia. Jean Guillaume en a proposé en 1968 une restitution vraisemblable qui incorpore dans le texte des fragments conservés sur les manuscrits.
Les autres proses
Nerval, comme son ami Baudelaire, n'a jamais pu venir à bout d'un roman. Le Prince des sots, pour lequel il hésita longtemps entre le drame et le roman, est demeuré à l'état d'ébauche. Le Marquis de Fayolle est inachevé ; de Dolbreuse, il ne reste qu'un carnet de notes (publié en 1967). Mais il a écrit quelques contes ; le meilleur est « la Main enchantée », auquel il faut joindre « l'Histoire du calife Hakem » et « l'Histoire de la reine du Matin et de Soliman », qui prirent place dans le Voyage en Orient. Dans cet ouvrage, Nerval a ramassé dix années d'expériences, de lectures et de rêveries. En dépit de la surprenante étendue des emprunts à l'Account of the Manners and Customs of the Modern Egyptians de William Lane, ce livre est profondément original, et typique de la manière de Nerval. Pour s'en assurer, il suffit de le comparer à l'Itinéraire de Paris à Jérusalem ou bien au Voyage en Orient de Lamartine.
Les Illuminés, en particulier les études sur Jacques Cazotte et sur Quintus Aucler, permettent de mieux connaître l'orientation des curiosités de l'écrivain et ses démarches intellectuelles les plus fréquentes.
Une partie non négligeable de l'œuvre de Nerval est formée par les textes de critiques littéraire et dramatique regroupés (la Vie des lettres, la Vie du théâtre, tomes I et II des Œuvres complémentaires et par les articles « de genre » et de variétés dispersés dans de nombreuses publications (Variétés et fantaisies, tome VIII des Œuvres complémentaires). Dans ces textes, tantôt l'on admire la justesse d'un sens critique secondé par une immense culture, tantôt l'on retrouve l'humoriste tendre et un peu désabusé. Certains furent publiés sous des pseudonymes autres que celui de Nerval : C. de Chatouville, A. B. de Chesne, Bachaumont.
Le théâtre
Dans ce domaine, chez Nerval presque jamais la réalisation ne s'est élevée au niveau de l'idée, en partie à cause des décevantes collaborations imposées par les usages du temps. Il avait fait ses débuts littéraires avec la traduction de Faust. En liaison directe avec le thème de l'amour dans la mort, sa mémoire fut sans cesse hantée par l'épisode d'Hélène du second Faust et il tenta à diverses reprises de le récrire, par exemple dans les Monténégrins (1848 et 1849) [inspirés de l'Inés de las Sierras de Nodier, tome III des Œuvres complémentaires] ou dans l'Imagier de Harlem (1851), ambitieux ouvrage écrit en collaboration avec Joseph Méry et fondé, comme le cycle lamartinien des Visions, sur l'idée d'âmes se réincarnant de siècle en siècle (tome V des Œuvres complémentaires).
En dehors de l'ensemble suggestif de plans et ébauches regroupés dans le tome III des Œuvres complémentaires, l'ouvrage le plus captivant de ce théâtre demeure Léo Burckart (première version en collaboration avec Dumas, 1838 ; deuxième version refondue par le seul Nerval, 1839 ; tome IV des Œuvres complémentaires).
La pièce, inspirée, d'une manière générale, par le spectacle des intrigues de cour des principautés allemandes et, plus directement, par l'assassinat de Kotzebue, est un beau drame sur les sociétés secrètes allemandes ; c'est certainement l'un des meilleurs « drames bourgeois » de la littérature française, d'une étonnante actualité, et qui demeure injustement méconnu. Jules Romains s'en est inspiré pour écrire le Dictateur.
« La vie d'un poète est celle de tous. »
Pendant toute la première partie de sa carrière poétique, Nerval semble s'être mis à l'école d'autrui et a, dans ses charmantes Odelettes, imité Ronsard et Rémy Belleau. Mais c'est très probablement dès 1841-1845 que naquirent les poèmes connus sous le nom d'Autres chimères (qui ne furent publiés qu'en 1924). Les mystérieuses Chimères ont fait couler beaucoup d'encre. Elles ne comportent sans doute pas un nombre indéfini de significations : certains rapprochements déconcertants qu'on y relève reposent sur des rapprochements de dates, sur la considération de retours cycliques ou crus tels.
L'extrême modestie de l'énonciation ne doit pas dissimuler le caractère ambitieux et exemplaire de la conquête de l'éternité telle que la conçoit Nerval. En véritable néoplatonicien, partant de l'universelle analogie et des ressemblances, il veut devenir un dieu en rejoignant dès cette vie l'entité féminine, autre moitié de lui-même, dont il a deviné le reflet dans le monde crée.
Si l'écrivain a pu, bien que tardivement, parvenir à une gloire éclatante, c'est que son œuvre fait de lui un pionnier dans la voie où s'est engagée toute une partie de la littérature contemporaine. En toute simplicité, et parce que pour lui le songe s'était épanché dans la vie réelle, Nerval a tiré parti des immenses ressources de l'inconscient et du rêve. Parallèlement, son désir de pénétrer les secrets de l'au-delà l'a conduit assez loin sur la mer orageuse de la connaissance des choses occultes. Parmi les romantiques français, seul Balzac a eu des aperçus presque aussi précis et aussi étendus sur les doctrines ésotériques, sur les phénomènes métapsychiques ; Nerval y joint une étude de l'astrologie et du tarot.
Adaptateur de Goethe et de Jean-Paul Richter, ami et traducteur de Henri Heine, Nerval a vécu une expérience qui n'est pas sans rappeler certaines réussites audacieuses du romantisme allemand. L'analyse de ses ouvrages montre qu'ils retracent un itinéraire complexe et sinueux. Par-delà des siècles douteurs, Gérard de Nerval rejoint la tradition hermétique et s'inscrit dans la lignée des illuminés dont il s'était fait l'historiographe. Figure complexe, tourmentée et émouvante, il apparaît comme le frère spirituel de Novalis et de Blake.