Boris Leonidovitch Pasternak
Écrivain soviétique (Moscou 1890-Peredelkino, près de Moscou, 1960).
Jeunesse et premières œuvres
Fils du peintre Leonid Ossipovitch Pasternak (1862-1945), Boris Pasternak passe une partie de son enfance à l'École des beaux-arts de Moscou, où son père enseigne le dessin. De sa mère, pianiste, il hérite des dons musicaux qui s'épanouissent sous l'influence de l'œuvre et de la personnalité de Scriabine. Cependant, il abandonne ses études musicales en entrant à l'université de Moscou (1909), où il se consacre à la philosophie ; en 1912, il passe un semestre à l'université de Marburg, où il suit les cours du néokantien Hermann Cohen.
Converti à la poésie sous l'influence de Blok et de Rilke, il publie ses premiers vers en 1913 dans l'almanach du groupe « Lirika », sous la marque duquel paraît en 1914 son premier recueil, Bliznets v toutchakh (Un jumeau dans les nuées). Cependant, dès la fin de l'année 1913, il s'est rallié, avec une partie du groupe « Lirika », rebaptisé « Tsentrifouga » (« Centrifuge »), à l'esthétique du futurisme, qu'il défend dans les essais polémiques Vassermanova reaktsia (la Réaction de Wassermann, 1914) et Tchernyï bokal (la Coupe noire, 1916). Ses premiers vers se rattachent aux tendances novatrices de la génération antisymboliste par le caractère recherché de leur structure sonore, de leurs rimes et de leurs images ; ils s'apparentent par là à ceux de Maïakovski, à la fascination duquel Pasternak résiste cependant en prenant dans son deuxième recueil, Poverkh barierov (Par-dessus les obstacles, 1916), le contre-pied de l'attitude romantique, qui organise toute l'œuvre autour de l'image du « moi ». La nouvelle Pisma iz Touly (les Lettres de Toula, écrite en 1917), confession d'un poète dégoûté de l'image de lui-même que lui renvoie une troupe d'acteurs, illustre ce rejet de l'attitude romantique.
L'originalité de Pasternak s'affirme en 1917 avec Sestra moïa-jizn (Ma sœur, la vie, publié en 1922), recueil lyrique où le sentiment de la nature, l'amour ainsi que l'exaltation du moment historique s'expriment, grâce à la richesse du langage et à sa spontanéité métaphorique, par le relief et la nouveauté éblouissantes que prend l'image du monde sensible. Le bonheur de la forme, qui résulte de la rencontre d'une structure rythmique et phonique très recherchée ainsi que d'un langage (syntaxe et vocabulaire) très quotidien, fait de la poésie, telle que la conçoit Pasternak, un mode de participation à l'élan créateur de la vie et non une transposition réaliste ou symbolique du monde extérieur : c'est cette idée qu'exprime de façon allégorique la nouvelle Apellessova tcherta (le Trait d'Apelle, écrite en 1915), qui raconte comment le poète Heine, défié par un rival à une joute poétique, l'emporte en séduisant sa maîtresse. En même temps, Pasternak éprouve dans un roman qui restera inachevé (Detstvo Liouvers [l'Enfance de Luvers], écrit en 1917) les ressources que son langage métaphorique offre à l'investigation psychologique.
Les conflits du poète et du révolutionnaire
La révolution, indirectement présente dans Ma sœur, la vie, oriente l'œuvre de Pasternak vers la poésie épique ou narrative : les poèmes Vyssokaïa bolezn (Haute Maladie, 1923-1928), bilan des années de révolution et de guerre civile, Deviatsot piatyïgod (l'An 1905, 1926) et Leïtenant Schmidt (l'Enseigne de vaisseau Schmidt, 1926-1927), évocations jubilaires de la révolution de 1905, la nouvelle en vers Spektorski (1924-1930), que prolonge la nouvelle en prose Povest (le Récit, écrit en 1929), et enfin la nouvelle en prose Vozdouchnyïe pouti (les Voies aériennes, écrite en 1924) ont pour thème général l'opposition de deux types humains : celui du révolutionnaire et celui du poète. Également sensibles aux souffrances des hommes, et plus particulièrement à l'esclavage de la femme, également attirés par l'idée chrétienne du sacrifice, le poète et le révolutionnaire ont cependant une attitude diamétralement opposée devant la vie ; au volontarisme et à l'inflexible rigueur logique du révolutionnaire (Lénine dans Haute Maladie, le commissaire bolchevik Polivanov dans les Voies aériennes, l'héroïne révolutionnaire Olga dans Spektorski, Lemokh dans le Récit) s'oppose chez le poète un abandon coupable, mais irrésistible à la vie, ressentie comme une force impersonnelle et irrationnelle qui le dirige à sa guise et contre sa volonté (c'est l'image de la « haute maladie »).
Le conflit entre une volonté acquise à la cause de la révolution et une sensibilité rebelle aux impératifs idéologiques se retrouve au cœur du recueil lyrique Vtoroïe rojdenie (Seconde Naissance, 1930-1931), inspiré en partie par la découverte de la Géorgie et par une passion qui aboutira à un second mariage. Le thème mélancolique de l'adieu au passé résonne en sourdine, couvert par une affirmation optimiste de confiance en l'avenir socialiste. Le ton du lyrisme de Pasternak se fait moins extatique et plus méditatif, les images se simplifient, la forme du vers gagne en pureté classique ce qu'elle perd en relief sonore.
Attiré en 1923 par Maïakovski au sein du groupe LEF, dont les adhérents veulent mettre une esthétique d'avant-garde au service de la révolution, Pasternak s'en sépare bientôt, rebuté par le dogmatisme rationaliste de ses théoriciens. « Compagnon de route », il est dénoncé comme idéaliste, individualiste et formaliste par les critiques « prolétariens » qui se réclament de l'orthodoxie marxiste. L'essai autobiographique Okhrannaïa gramota (Sauf-conduit, 1929), dédié à la mémoire de Rilke et où l'on trouve, à côté de ses souvenirs sur Maïakovski, une théorie « vitaliste » de l'art, est particulièrement attaqué. Cependant, la dissolution des associations d'écrivains prolétariens (1932) et la place faite aux « compagnons de route » dans la nouvelle Union des écrivains soviétiques apportent à Pasternak, au premier congrès de la nouvelle organisation (1934), une consécration officielle qui, si elle le met à l'abri des attaques, l'engage vis-à-vis du pouvoir à l'encontre de ses convictions profondes : il en résulte une crise morale qu'il ne surmontera qu'à la veille de la guerre.
Réduit au silence par la terreur des années 1936-1938, qui lui enlève quelques-uns de ses plus proches amis, Pasternak ne peut venir à bout du roman qu'il a mis en chantier depuis 1934, dont seuls quelques fragments paraissent en revue en 1937 et 1939. Il se réfugie dans la traduction : il se consacre aux poètes géorgiens modernes (G. Tabidze, P. Iachvili, S. Tchikovani, G. Leonidze), aux romantiques anglais (Keats, Shelley) et allemands (Kleist), à Petőfi, à Verlaine et surtout, entre 1941 et 1949, à Shakespeare, dont il traduit six grandes tragédies et dont le langage à la fois imagé et familier trouve en lui de profondes résonances.
La guerre permet à Pasternak de sortir de son isolement moral : les vers qu'il lui consacre expriment l'attachement à la terre natale et à ses habitants, saisis dans le cadre familier des paysages de la grande banlieue moscovite (Na rannikh poïezdakh [les Trains du petit jour], 1943 ; Zemnoï prostor [l'Espace terrestre], 1945). Son langage poétique se simplifie ici à l'extrême, frôlant parfois l'écueil du prosaïsme.
Le Docteur Jivago
De nouveau condamné au silence pendant les dernières années de la vie de Staline, Pasternak traduit le Faust de Goethe et Marie Stuart de Schiller. Surtout, il revient à l'idée d'un grand bilan romanesque de sa pensée et de son expérience de poète : il y travaille d'abord clandestinement, puis ouvertement après 1954. Le thème déjà ancien de l'opposition du poète et du révolutionnaire (qui seront incarnés ici par le médecin Iouri Jivago et l'instituteur Pavel Antipov) doit s'y développer à travers le roman d'amour de Iouri Jivago et de Lara, femme de Pavel Antipov, roman dont les péripéties sont liées aux grands moments de l'histoire, telle que l'a vécue la génération de Pasternak : révolution de 1905, guerre de 1914, révolutions de février et d'octobre 1917, guerre de 1941-1945. Lara, qui personnifie la féminité livrée aux puissances du mal, incarne pour les deux héros la vérité de la révolution. Mais le révolutionnaire, dont la générosité est fatalement compromise par son étroitesse d'esprit, ne sait répondre au mal que par le mal. Quant au poète, son abandon fataliste à la vie n'apparaît plus ici comme une démission, mais comme l'acceptation d'une mission prophétique qui implique le sacrifice total de soi-même : cette attitude est symbolisée par l'interprétation que Pasternak donne du personnage de Hamlet dans le poème qui ouvre le recueil de vers attribués au docteur Jivago. L'image de Hamlet se confond ici avec celle du Christ, qu'évoquent plusieurs autres poèmes inspirés par des épisodes de l'Évangile dominés par le thème de la Résurrection. L'intuition de la vie, base de la poétique, de l'esthétique et de l'éthique de Pasternak, débouche par là sur une vision de l'immortalité, explicitée par certains personnages secondaires du roman en des termes proches de la philosophie de N. Berdiaïev.
Du point de vue formel, l'originalité du roman Doktor Jivago (le Docteur Jivago, 1957) tient au caractère même de son personnage principal et à son attitude envers la vie : le sentiment de la nature, d'une part, et celui de la providence, d'autre part, le soustraient au déterminisme d'une existence purement historique et font ainsi éclater les cadres du roman historique et social traditionnel. Ces sentiments dominent également le dernier recueil lyrique de Pasternak Kogda razgouliaïetsia (Quand il fera beau, 1957), où l'hymne à la beauté du monde est parfois marqué d'une intonation pathétique par le pressentiment de la fin.
Présenté à la revue soviétique Novyï Mir, le Docteur Jivago ne pourra paraître en U.R.S.S. ; sa publication à l'étranger, en traduction italienne puis dans la plupart des langues du monde, suscitera l'irritation des autorités officielles, qui sera portée à son comble par l'attribution du prix Nobel de 1958 à Pasternak « pour son importante contribution aussi bien à la poésie lyrique contemporaine qu'au maintien de la grande tradition épique de la littérature russe ». La violente campagne orchestrée contre Pasternak par l'ensemble de la presse soviétique, et qui aboutit à son exclusion de l'Union des écrivains, l'oblige à refuser le prix. Malade, Pasternak ne pourra plus écrire que le premier acte d'un drame historique Slepaïa krassavitsa (Beauté aveugle), où l'on retrouve, transposés à l'époque de l'abolition du servage, les thèmes majeurs de son œuvre poétique et romanesque.