Antonin Artaud
Écrivain français (Marseille 1896-Ivry-sur-Seine 1948).
L'enfance et les premières expériences
« Je me souviens depuis l'âge de huit ans, et même avant, m'être toujours demandé qui j'étais, ce que j'étais et pourquoi vivre, je me souviens à l'âge de six ans dans une maison du boulevard de la Blancarde à Marseille (№ 59 exactement) m'être demandé à l'heure du goûter, pain chocolat qu'une certaine femme dénommée mère me donnait, m'être demandé ce que c'était que d'être et vivre, ce que c'était que de se voir respirer et avoir voulu me respirer afin d'éprouver le fait de vivre et de voir s'il me convenait et en quoi il me convenait. » Toute l'existence d'Artaud, être et écriture, est dans cette fidélité à une angoisse originelle. Fils d'un armateur de Marseille et d'une Grecque originaire de Smyrne, il entreprend des études au collège du Sacré-Cœur. Mais, dès sa seizième année, il manifeste des troubles nerveux. Après plusieurs séjours dans des maisons de santé à Marseille, à Divonne et, en Suisse, à Neuchâtel (1918), il connaît une période d'apaisement et se consacre au dessin. En 1920, il arrive à Paris, brûlant apparemment d'ambition littéraire. Il est bientôt le secrétaire de la revue Demain, et se mêle au groupe d'André Breton. La direction du troisième numéro de la Révolution surréaliste lui est confiée. Mais Artaud doit gagner sa vie, s'il est permis d'user de cette expression en parlant d'un homme dont toute l'existence n'est qu'une tentative d'autodestruction et de purification. Il a fait très tôt la connaissance de Lugné-Poe : il décide de se faire comédien. Ou plutôt le théâtre s'impose à lui comme un moyen de retrouver une prise sur la réalité sociale et humaine, qu'Artaud sent lui échapper. Lugné-Poe lui confie un rôle dans les Scrupules de Sganarelle d'Henri de Régnier. Remarqué par Gémier, qui le recommande à Dullin, Artaud entre au théâtre de l'Atelier, où il interprète notamment La vie est un songe de Calderón, la Volupté de l'honneur de Pirandello, Antigone de Cocteau. Il travaille ensuite quelque temps avec Pitoëff et Jouvet, tout en abordant le cinéma : ses créations de Marat dans le Napoléon (1926) d'Abel Gance, du moine Massieu dans la Passion de Jeanne d'Arc (1926) de Dreyer, de Savonarole dans Lucrèce Borgia (1935) d'Abel Gance témoignent, avant même qu'il ait élaboré une théorie du spectacle et de la représentation, d'une saisie immédiate du divorce entre le langage et la réalité, que ses premiers écrits ne traduisent encore qu'imparfaitement. Les poèmes qu'il adresse à la Nouvelle Revue française, le Tric-trac du ciel, qu'il fait paraître en 1923, ont en effet « un petit air désuet d'une littérature à la Marie Laurencin… ». Mais, paradoxalement, la correspondance qu'il échange avec Jacques Rivière, et qu'il publiera en 1927, trahit une effrayante lucidité. Relevant les « étrangetés déconcertantes » de vers en réalité saturés de réminiscences baudelairiennes, Rivière veut cependant rassurer son interlocuteur passionné : « … Cette concentration de vos moyens vers un objet poétique simple ne vous est pas du tout interdite… » Un peu de patience, une plus grande sobriété d'images, et « vous arriverez à écrire des poèmes parfaitement cohérents et harmonieux ». Or, la découverte d'Artaud est précisément l'illusion et la dérision de la cohérence et de l'harmonie. Artaud a fait l'épreuve de l'effritement de l'être, du vide mental et physique : « Cet éparpillement de mes poèmes, répond-il le 29 janvier 1924 à Jacques Rivière, ces vices de forme, ce fléchissement constant de ma pensée, il faut l'attribuer non pas à un manque d'exercice, de possession de l'instrument que je maniais, de développement intellectuel, mais à un effondrement central de l'âme, à une espèce d'érosion, essentielle à la fois et fugace, de la pensée… ».
Un désir d'absolu qui mène à la folie
Ce déchirement, vécu au plus profond de la chair, inspire l'Ombilic des Limbes (1925) et le Pèse-Nerfs (1925) ; c'est lui qui fait condamner le surréalisme, pris au piège de la santé et des apparences : « Que me fait à moi, écrit Artaud dès 1927, toute la Révolution du monde si je sais demeurer éternellement douloureux et misérable au sein de mon propre charnier ; ce qui me sépare des surréalistes, c'est qu'ils aiment autant la vie que je la méprise. Jouir dans toutes les occasions et par tous les pores, voilà le centre de leurs obsessions. Mais l'ascétisme ne fait-il pas corps avec la magie véritable, même la plus sale, même la plus noire. » Cette magie, c'est pour Artaud l'attrait pour les sciences occultes, la tradition alchimique, les mystères religieux de l'Orient, l'exploration de l'irrationnel par le rêve, l'opium, l'érotisme subi Héliogabale ou l'Anarchiste couronné, 1934. L'ascèse, c'est l'expérience intérieure du langage, où le mot perd toute détermination conceptuelle (« J'appelle poésie aujourd'hui connaissance de ce destin interne et dynamique de la pensée »), et qu'Artaud va tenter de projeter en une constellation d'images matérielles, en une « poésie de l'espace ». Artaud, qui n'a rien étudié mais qui a tout vécu, sait que « tout vrai langage est incompréhensible ». D'où la nécessité de ruser, de créer un langage de signes, une expression gestuelle, « pantomime non pervertie ». Beauté incantatoire des voix, splendeur onirique de la parole, agressivité des objets : « le Théâtre de la cruauté » (1932 et 1933) sera convulsif ; il fera entrer dans l'homme « non seulement le recto mais aussi le verso de l'esprit ». Proclamation passionnée, reprise dans le Théâtre et son double (1938), et dont l'illustration, envisagée dès 1927 lorsque Artaud fonde avec Roger Vitrac et Robert Aron le Théâtre Alfred-Jarry, amorcée le 6 mai 1935 avec la création des Cenci, se réalise dans un unique et atroce flamboiement (le 13 janvier 1947 dans la salle du Vieux-Colombier) : Antonin Artaud prend le prétexte d'une conférence pour jouer son propre drame. Mais, avant, il y a eu la fuite au bout de la nuit : le voyage au Mexique, en 1936, chez les Indiens Tarahumaras, dont toute la vie tourne autour du rite du peyotl ; le séjour en Irlande, en 1937, qui est déjà un voyage imaginaire : au retour, dès sa descente du bateau, Artaud est interné à l'asile du Havre. Alors commence le calvaire : Sotteville-lès-Rouen, Ville-Évrard, Sainte-Anne à Paris, Rodez, où il reste jusqu'en 1946, et où il subit un traitement d'électrochocs (Lettres de Rodez, 1946). Libéré, il voit, tandis que le cancer le ronge, monter vers lui une image solitaire, souffrante, son double (Van Gogh, le suicidé de la société, 1947) : « Et il ne s'est pas suicidé dans un coup de folie, dans la transe de n'y pas parvenir, mais au contraire il venait d'y parvenir et de découvrir ce qu'il était et qui il était, lorsque la conscience générale de la société, pour le punir de s'être arraché à elle, le suicida. »