Alekseï Maksimovitch Pechkov, dit Maksim Gorki
Écrivain soviétique (Nijni Novgorod 1868-Moscou 1936).
Une enfance difficile
Né d'un père ébéniste, puis employé d'une compagnie de navigation, qu'il perd à l'âge de trois ans, Alekseï Maksimovitch Pechkov est élevé à Nijni-Novgorod, par son grand-père Vassili Kachirine, propriétaire d'une teinturerie, dans l'esprit austère et autoritaire des mœurs patriarcales de la vieille Russie, adouci par la religion souriante de sa grand-mère Akoulina Ivanovna. La ruine de son grand-père lui fait connaître la misère. Orphelin à onze ans, Gorki est mis en apprentissage comme commis de magasin, puis comme plongeur sur un bateau fluvial (où un cuisinier autodidacte lui donne le goût de la lecture), puis dans un atelier de peintres d'icônes. À seize ans, il essaie en vain d'entrer à l'université de Kazan, où, tout en gagnant sa vie comme ouvrier boulanger, il s'instruit en fréquentant des cercles d'étudiants révolutionnaires, qui orientent ses lectures et le font participer à des actions de propagande dans l'esprit du socialisme populiste. En 1887, après une tentative de suicide, il part travailler dans les pêcheries de la mer Caspienne ; revenu à Nijni-Novgorod, où il change plusieurs fois de métier, il en repart en 1891 pour vagabonder le long de la Volga et du Don, en Ukraine, en Bessarabie, en Crimée, dans le Caucase. Ces pérégrinations lui inspirent ses premiers récits, qui commencent à paraître à partir de 1892 dans la presse de province et qui mettent en scène des personnages colorés de tziganes ou de vagabonds déracinés, en révolte contre la routine ou l'ordre social.
Des premiers écrits à la révolution de 1905
Publiés à partir de 1895 dans les grandes revues de la capitale, réunis en 1898 et en 1899 en deux, puis trois volumes, ces Esquisses et récits (Otcherki i rasskazy), bientôt traduits dans les principales langues européennes, lui apportent une célébrité universelle, confirmée en 1899 et en 1900-1901 par les romans Foma Gordeïev et Troïe (les Trois), et surtout en 1902 par le triomphe des drames Mechtchane (les Petits Bourgeois) et Na dne (les Bas-Fonds) sur la scène du théâtre d'Art de Moscou. La critique salue en Gorki un néo-romantique dont les poèmes allégoriques (Pesnia o sokole [le Chant du faucon], 1895) et les récits mettant en scène des personnages exotiques ou légendaires (Makar Tchoudra, 1892 ; Staroukha Izerguil [la Vieille Izerguil], 1895) réagissent contre le pessimisme des réalistes tels que Tchekhov ; elle note pourtant l'aspect social et révolutionnaire de ce romantisme, qui va chercher ses héros dans les bas-fonds, parmi les victimes de l'ordre établi. Sans doute Gorki se tourne-t-il avec intérêt vers la classe des kouptsy (marchands) traditionnels, en train de se muer en une grosse bourgeoisie d'affaires pleine de vitalité ; mais, là encore, il prend pour héros des insatisfaits, des inadaptés, des rebelles, dont la forte personnalité étouffe dans les cadres figés d'une société dominée par l'argent. Vagabonds ou marchands, ses héros s'opposent aux « petits-bourgeois », satisfaits d'une vie stérile et sans horizons. C'est cet esprit petit-bourgeois d'avidité égoïste et de repliement craintif qu'il incrimine aux paysans (par exemple dans le récit Tchelkach, 1895) et surtout aux intellectuels, dont la démission sociale devient le thème central de son théâtre (Mechtchane [les Petits Bourgeois], 1902 ; Datchniki [les Estivants], 1904 ; Deti solntsa [les Fils du soleil] et Varvary [Les Barbares], 1905). À cette démission s'oppose pour la première fois dans les Petits Bourgeois l'assurance tranquille d'un Nil, représentant de la classe ouvrière, qui apparaîtra chez Gorki comme l'héritière légitime des valeurs de culture que l'intelligentsia a trahies.
Les personnages exotiques et légendaires des premiers récits mis à part, les héros de Gorki sont saisis dans leur relation avec la vie russe de son temps, dont leur révolte dénonce les injustices, les absurdités et les laideurs, décrites souvent de façon impitoyable. Par l'esthétique et la poétique de ses récits, qui doivent beaucoup à Korolenko, ou de son théâtre, qui obéit au système dramatique de Tchekhov et de Stanislavski, et auxquelles s'accordent ses dons d'observation et son sens de la langue parlée, nourris par une riche expérience de la vie russe et par une insatiable curiosité des hommes, Gorki reste solidaire de la tradition réaliste de la littérature russe. Il l'est aussi par son respect de la culture et sa conception de la mission sociale de l'écrivain : autodidacte et lecteur infatigable, au savoir encyclopédique, il voit dans la propagation de la culture un moyen de lutte contre l'oppression sociale. Directeur de la maison d'édition Znaniïe (« Savoir »), dont les recueils regroupent la plupart des écrivains réalistes de tendance démocratique, il apparaît comme le chef de file des défenseurs de la tradition militante de la littérature russe du xixe s. contre le mysticisme, l'esthétisme des « décadents » et des symbolistes. Admirateur de Tolstoï, dont il laissera un remarquable portrait littéraire (1919), il s'élève cependant contre son influence, qui, comme celle de Dostoïevski, encourage selon lui le culte de la souffrance et l'esprit de résignation (article O mechtchanstve [De l'esprit petit-bourgeois], 1905 ; article O karamazovchtchine [Du karamazovisme], 1911).
L'activité révolutionnaire et l'exil
Très populaire dans les milieux révolutionnaires, où son image est identifiée à celle de l'« annonciateur des tempêtes » (ou pétrel) que célèbre un de ses poèmes en prose Pesnia o bourevestnike [Chant de l'Annonciateur des tempêtes], 1901), Gorki est étroitement surveillé par la police, emprisonné pendant quelques jours en 1901, poursuivi en justice et exilé dans la petite ville d'Arzamas. Ces persécutions sont l'occasion de vastes manifestations de solidarité. En 1902, l'annulation par le tsar de son élection à l'Académie entraîne la démission de Tchekhov et de Korolenko. La révolution de 1905, au cours de laquelle il fait la connaissance de Lénine, le fait adhérer au parti bolchevique. Arrêté pour avoir rédigé une proclamation invitant à renverser la monarchie, il est relâché à la suite de protestations venues du monde entier, mais il doit, après le soulèvement armé de décembre 1905, se réfugier à l'étranger, où il tente de dresser l'opinion mondiale contre le gouvernement de Nicolas II. Déçu par l'échec de sa campagne, notamment en France, où il ne parvient pas à déconsidérer l'emprunt russe, et aux États-Unis, où une partie de la presse l'accueille avec malveillance, il écrit une série de pamphlets d'une extrême violence contre l'Occident bourgeois et capitaliste (Prekrasnaïa Frantsiïa [la Belle France] ; V Amerike [En Amérique] ; Moï interviou [Mes interviews]). C'est aux États-Unis qu'il achève le drame Vragui (les Ennemis), qui met en scène l'affrontement des ouvriers et des patrons d'une usine, et le roman Mat (la Mère, publié d'abord en anglais dans une revue américaine en 1906, puis en russe en 1907 à Berlin, puis à Pétersbourg) qui a pour thème la formation d'un militant ouvrier, Pavel Vlassov, et l'éveil d'une conscience de classe chez sa mère, la paysanne analphabète Nilovna, au cours d'une grève : loué par Lénine, largement diffusé au sein du mouvement ouvrier, ce roman est considéré par la critique soviétique comme l'ancêtre du réalisme socialiste.
À Capri, où il s'installe à la fin de l'année 1906, Gorki participe avec d'autres leaders bolcheviques (notamment Lounatcharski) à la fondation d'une école destinée à la formation des militants révolutionnaires et où prédomine l'influence du philosophe Bogdanov, qui cherche à réaliser une synthèse du marxisme et des courants de pensées idéalistes et spiritualistes qui se développent en Russie. C'est cette tendance (bogostroïtelstvo, ou « construction de Dieu ») qui inspire à Gorki le roman Ispoved (la Confession, 1908), dont le héros trouvera la voie qui mène à la cité de Dieu en prenant part au combat de la classe ouvrière. Violemment hostile à Bogdanov et à l'école de Capri, Lénine condamne cette œuvre, qui révèle l'arrière-plan religieux du socialisme de Gorki. Celui-ci continue cependant, dans plusieurs longs articles (O tsinizme [Du cynisme], 1908 ; Razrouchene litchnosti [la Destruction de la personnalité], 1909) et dans des pamphlets (Rousskiïe skazki [Contes russes], 1912-1917), à dénoncer la démission de l'intelligentsia, gagnée par l'esprit décadent. Ses pièces de théâtre (Poslednie [les Derniers], 1908 ; Vassa Jeleznova [1re version], 1909) et ses romans (Gorokok Okourov [la Petite Ville d'Okourov], 1909 ; Jizn Matveïa Kojemiakina [la Vie de Mathieu Kojémiakine], 1910-1911) peignent la décomposition morale des classes dirigeantes et la pesanteur abrutissante de la vie provinciale russe. Au réalisme impitoyable de ces œuvres très sombres s'oppose, dans deux cycles de récits inspirés l'un par l'Italie (Skarzki ob Italii [Contes d'Italie], 1911-1913), l'autre par ses souvenirs de Russie (Po Roussi [À travers la Russie], 1912-1916), la glorification de la vie, du travail et du génie créateur de l'homme.
Les années de la guerre et de la révolution
Ces deux dernières œuvres ainsi que les deux premiers volumes d'une trilogie autobiographique (Detstvo [l'Enfance], 1913-1914, et V lioudiakh [En gagnant mon pain], 1915-1916) ont été achevés en Russie, où l'amnistie proclamée en 1913 a permis à Gorki de revenir. Celui-ci reste lié aux bolcheviques et collabore à leur presse (Pravda, Zvezda, Prosvechtcheniïe), mais se consacre surtout à des tâches culturelles : sollicité par des centaines d'écrivains autodidactes qui, à la suite d'un article qu'il leur a consacré en 1911, lui envoient leurs manuscrits, il publie en 1914 le Premier Recueil des écrivains prolétariens ; en 1916-1917, en réponse à la vague de chauvinisme déclenchée par la guerre, il compose des anthologies des littératures des peuples non russes de l'empire (Finnois, Lettons, Arméniens). C'est dans le même esprit internationaliste et pacifiste qu'il fonde en 1915 la revue Letopis (les Annales), qui regroupe des écrivains de gauche et des leaders socialistes hostiles à la guerre.
L'inquiétude que lui inspire l'avenir de la culture, menacée par la barbarie qui se manifeste tant dans les conflits entre États que dans les luttes intérieures (inquiétude qu'il partage avec Romain Rolland, avec lequel il entretient une correspondance suivie), lui fera adopter en octobre 1917, dans le journal marxiste Novaïa Jizn (la Vie nouvelle), où il rédige une chronique intitulée « Pensées inopportunes » (« Nesvoïevremennye mysli »), une attitude résolument hostile au coup d'État bolchevique : bouleversé par les scènes d'anarchie et de violences dont il a été le témoin, il accuse Lénine de compromettre les conquêtes de la révolution libérale de février, de sacrifier la minorité consciente et organisée de la classe ouvrière aux instincts aveugles de la masse paysanne et de précipiter la Russie dans l'anarchie et le chaos.
Son journal ayant été interdit en juillet 1918, Gorki accepte, cependant, de collaborer avec le pouvoir bolchevique, qui lui offre les moyens de poursuivre sa tâche éducative et culturelle, notamment dans le domaine de l'édition : associé à la fondation des éditions d'État, il peut créer les éditions « Littérature universelle », qui doivent mettre à la disposition du lecteur russe la littérature de tous les temps et de tous les pays ; il rassemble autour de ce programme d'importantes équipes de traducteurs. L'autorité dont il jouit auprès des leaders bolcheviques lui permet de jouer, pendant les années de famine et de violences de la guerre civile, le rôle d'un protecteur des écrivains, des artistes, des savants et d'un défenseur des valeurs culturelles. Cependant, ce rôle finit par indisposer Lénine. Une rechute de tuberculose (mal dont il souffre depuis 1896) fournit un prétexte pour l'éloigner de Russie.
La participation aux nouvelles institutions culturelles et à l'élaboration du concept de réalisme socialiste
De Berlin, où il réside en 1922, des villes d'eaux d'Allemagne et de Tchécoslovaquie où il est soigné en 1923-1924, enfin de Sorrente, où il s'installe en 1924, Gorki essaie, pendant quelque temps, de préserver l'unité de la littérature russe, coupée en deux par l'émigration, attitude qui lui vaut de nombreuses hostilités des deux côtés de la barrière. Il suit avec attention et sympathie les premiers pas de la jeune génération de prosateurs nés de la révolution, « compagnons de route » (c'est-à-dire non communistes) pour la plupart, qui voient en lui un guide et un maître dont l'autorité est à la fois littéraire et culturelle. Il fonde et dirige des revues destinées à faire connaître les résultats de l'édification socialiste (Nachi dostijeniïa [Nos succès] ; SSSR na stroïke [l'U.R.S.S. en chantier]) ou à favoriser l'accès des ouvriers à la création littéraire (Literatournaïa outcheba [l'Étude littéraire]). Il crée des collections encyclopédiques (Jizn zametchatelnykh lioudeï [la Vie des hommes remarquables] ; Biblioteka poeta [la Bibliothèque du poète]). Il prend l'initiative de vastes entreprises historiques (Istoriïa grajdanskoï voïny [Histoire de la guerre civile] ; Istoriïa fabrik i zavodov [Histoire des fabriques et des usines]).
Surtout, il joue un rôle déterminant dans l'adoption, en 1932, d'une nouvelle politique littéraire, marquée par la dissolution de l'Association des écrivains prolétariens (RAPP) et la création de l'Union des écrivains soviétiques, dont le Ier Congrès en août 1934 l'élit à sa présidence. Le ralliement total des « compagnons de route », qui a rendu possible leur amalgame avec les écrivains « prolétariens » au sein d'une même organisation docile au parti, est dû en grande partie à son prestige. L'esthétique du réalisme socialiste, dont le Congrès fait la doctrine officielle de l'Union, s'appuie sur son exemple et rejoint sa conception d'une synthèse nécessaire du réalisme et du romantisme. Gorki la définit, dans ses articles O kotchke i o totchke (De la motte de terre et du point du vue) et O sotsialistitcheskom realizme (Du réalisme socialiste), comme « le réalisme de ceux qui transforment le monde », comme une doctrine qui fait un devoir à l'écrivain de considérer le passé « du haut des nobles fins de l'avenir ».
Ce sont ces principes qu'il applique dans ses dernières œuvres. Seul le drame Somov i drouguiïe (Somov et les autres, 1931), inspiré par des procès politiques où des ennemis du régime ont été condamnés pour sabotage, est situé dans l'actualité. Les drames Egor Boulytchov i drouguiïe (Egor Boulytchov et les autres, 1932), Dostigaïev i drouguiïe (Dostigaïev et les autres, 1933) et Vassa Jeleznova (2e version, 1935) ainsi que le roman Delo Artamonovykh (l'Affaire Artamonov, 1925) reviennent, pour les interpréter à travers la perspective de la révolution, sur les destinées de la bourgeoisie capitaliste issue de la vieille classe marchande et, plus généralement, sur la crise de la vieille société à la veille de 1917. C'est aussi le cas du long roman Jizn Klima Samguina (la Vie de Klim Samguine, 1927-1936), chronique intellectuelle de la vie russe de 1880 à la révolution, centrée sur le personnage falot de Klim Samguine, type de l'intellectuel petit-bourgeois qui suit les courants à la mode, mais dont les idées ne sont que le masque de ses instincts de classe et ne parviennent pas à dissimuler son égoïsme et sa médiocrité foncière. Resté inachevé, ce roman, conçu comme une « messe des morts pour l'intelligentsia russe », présente la révolution comme l'aboutissement naturel de la décadence de l'ancienne société.
Comblé d'honneurs, associé à toutes les entreprises culturelles du régime, Gorki incarne aux yeux de l'Occident le visage humaniste que se donne la Russie stalinienne. Sa mort, survenue le 18 juin 1936, est présentée par Molotov comme « la plus grande perte que l'U.R.S.S. et l'humanité entière aient subie depuis la mort de Lénine ». Attribuée d'abord à une pneumonie, elle est présentée deux ans plus tard comme un « assassinat médical » organisé par Iagoda, chef de la police politique.