Franz Peter Schubert

Moritz von Schwind, Une soirée Schubert chez Josef von Spaun
Moritz von Schwind, Une soirée Schubert chez Josef von Spaun

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la musique ».

Compositeur autrichien (Vienne 1797 – id. 1828).

Il est le troisième et dernier des grands musiciens classiques viennois, après Joseph Haydn et Mozart. Il naquit dans une maison à l'enseigne de l'Écrevisse rouge, dans le Himmelpfortgrund ­ la « Porte du Ciel » ­, aujourd'hui, Nussdorferstrasse 54, dans le 9e arrondissement, qui était à l'époque un faubourg. Le père de Schubert, Franz-Theodor (1763-1830), avait quitté sa ville natale de Neudorf en Moravie pour rejoindre son frère aîné vers 1780 et pour devenir, comme lui, instituteur à Vienne. La mère, Elisabeth Vietz, était silésienne ­ c'est-à-dire polonaise. Franz Schubert représente donc le type du Viennois issu des provinces non allemandes de l'Empire ; et cette diversité de ses origines jouera un rôle non négligeable dans la richesse et la versatilité de son art. Né le 31 janvier 1797 et baptisé le lendemain à la paroisse de Lichtenthal, il est déjà le douzième enfant de l'instituteur ; trois seulement de ses aînés sont toujours en vie, le plus âgé, Ignaz (1785-1844), adjoint de leur père, l'aidera aussi dans la première éducation de l'enfant, notamment en musique. Ils découvrent vite les dons exceptionnels du jeune Franz et, ne pouvant plus rien lui enseigner en cette matière, le confient dès sa huitième année à l'organiste de la paroisse, Michaël Holzer, qui lui donne sa première pratique de l'improvisation et du développement. En 1808, deux postes devenus vacants lui permettent d'entrer au Stadtkonvikt, école formant des petits chanteurs et rattachée à l'université. Si Franz y brille par la facilité de sa voix et par ses progrès étonnants en musique, il est moins assidu dans les matières d'enseignement général, et surtout souffre de la dure vie d'internat, qui exacerbe le côté indépendant de son caractère. D'un autre côté, il retire un bénéfice essentiel de cette communauté : les liens qu'il noue avec de nombreux camarades qui deviendront les plus sûrs appuis de son âge adulte et les partenaires des futures « schubertiades ».

Du Konvikt à la liberté

Le plus âgé d'entre eux, Josef von Spaun, futur juriste, fut le témoin privilégié des premiers essais de composition de Franz, et lui fournit même le papier, dont il faisait déjà grand usage en cachette (car son père ne souhaitait pas qu'il devînt musicien). Les premiers ouvrages qui subsistent datent de la treizième année, mais ils furent sûrement précédés de bien d'autres que le jeune garçon distribua ou détruisit. On conserve, de l'époque du Konvikt, près d'une centaine d'œuvres qui vont de la Fantaisie en « sol » D.1 à la Symphonie no 1 D.82, en passant par 2 autres fantaisies pour 4 mains, 10 quatuors à cordes (joués dans la maison paternelle), des trios, 1 octuor à vents, plusieurs ouvertures, de nombreuses danses, un fragment d'opéra (Der Spiegelritter), des pièces sacrées, mais relativement peu de lieder (le premier fut Hagars Klage, D.5). Schubert découvre bientôt non seulement les poètes classiques, mais également des auteurs de sa propre génération, comme le jeune Theodor Körner, chantre de la guerre de libération contre Napoléon et qui mourra au combat en 1813. Quant à sa formation théorique de compositeur, il l'a complétée auprès de Salieri. Ce maître assurera au jeune Franz une parfaite connaissance des fondements de son art, mais ne lui ouvrira pas encore les portes de la musique contemporaine la plus avancée. À seize ans, c'est-à-dire, à l'époque de son départ volontaire du Konvikt (nov. 1813), il jugeait Beethoven « excentrique » et « mêlant sans distinction le sacré et l'arlequinade » ! En revanche, il vénérait Mozart, et, grâce à Spaun, avait découvert le théâtre de Gluck.

Ayant renoncé à sa bourse d'études, il acquiert tant bien que mal, l'année suivante, un diplôme d'instituteur à l'école Sainte-Anne, et, à l'automne de 1813, entre comme adjoint de son père à sa propre école. Il a la douleur de ne plus y retrouver sa mère (morte en 1812) ; sa belle-mère, Anna Kleyenböck, donnera le jour à cinq autres enfants. S'étant épris d'une jeune choriste de la paroisse, Thérèse Grob, Franz écrit pour elle et dirige lui-même une vaste Messe en « fa » majeur, D.105 ­ où l'on note déjà, comme dans toutes les suivantes, l'omission délibérée du fameux verset « Et unam sanctam, catholicam et apostolicam Ecclesiam »… Cette Messe, grâce probablement à l'intervention de Salieri, est redonnée quelques semaines plus tard à l'aristocratique église des Augustins. À dix-sept ans, le jeune Schubert, qui vient de terminer son opéra Des Teufels Lustschloss, D.84 ­ une ambitieuse pièce en 3 actes ­, et qui a subi un choc esthétique décisif avec la création de la version définitive de Fidelio, où il a reconnu la grandeur de Beethoven, entre donc de plain-pied dans la vie musicale de la capitale. Hors de nouveaux quatuors à cordes pour l'usage familial, il donne le 19 octobre 1814 ce qui, plus tard, sera considéré comme l'acte de naissance du lied allemand : Gretchen am Spinnrade (« Marguerite au rouet »), suivi, en 1815, parmi une profusion de compositions de tous genres, du chef-d'œuvre absolu qu'est Erlkönig (« le Roi des aulnes »). On sait le peu de cas que fera Goethe de ces pages trop novatrices. Mais le cercle des amis du Konvikt et même le vieil organiste de la cour, Ruzicka, accueillent la pièce avec enthousiasme et ils se cotisent pour la faire imprimer.

Schubert reste instituteur pendant quatre ans. La tentation de la liberté ne tardera pas à l'emporter sur l'obéissance filiale, et même sur l'amour de Thérèse Grob, qui rompt ses fiançailles en 1819. Dès 1816, le jeune compositeur a reçu 100 florins (plus de deux fois son salaire annuel !) pour une cantate : Prométhée, D.451, dont le sujet même était une véritable provocation et dont tout le matériel a disparu, mais qui fut alors exécutée en privé. Désormais il fournit régulièrement, et en abondance, des pièces de commande, si bien que, dès la fin de 1817, il envisage d'abandonner l'école, et, dans un premier temps, quitte le toit paternel pour s'installer chez son ami Schober. L'occasion de renoncer aussi à l'enseignement ne se fera pas attendre longtemps. Au printemps de 1818, il reçoit l'offre du prince Johann-Karl Esterházy de l'accompagner dans sa résidence d'été de Zseliz en Hongrie (aujourd'hui Zeliezovce, Slovaquie), comme maître de musique de ses filles Caroline et Marie. Il quitte Vienne au début de juillet et n'y rentrera qu'à la mi-novembre, mais ne rejoindra pas son poste d'instituteur, demandant d'abord un congé d'un an qui deviendra définitif. Schubert est ainsi le premier grand compositeur qui ait débuté en vivant uniquement de sa plume (et de quelques leçons) : Mozart ou Beethoven n'y avaient abouti que plus tardivement, et se produisaient aussi comme exécutants.

De la prolixité à l'inhibition

Sa situation sera, dans l'immédiat, et, même, d'une certaine façon pour le restant de ses jours, des plus précaires. L'image nous est devenue familière du jeune artiste désargenté, obligé de changer plusieurs fois par an de domicile, trouvant refuge tantôt chez son frère Ferdinand, tantôt même chez son père (où il retournera à deux reprises vivre pendant plusieurs mois), mais le plus souvent chez ses anciens camarades, partageant parfois une petite chambre avec un ou deux d'entre eux, ayant rarement un piano à sa disposition, mais produisant régulièrement plusieurs lieder par jour, sans parler de toutes les piécettes pour piano, danses, ensembles vocaux de circonstance et autres besognes alimentaires. La réalité est beaucoup plus complexe. Lentement mais sûrement, le nom de Schubert fait son chemin à Vienne et, bientôt, à l'étranger. Dès 1816, il a été présenté à l'une des « vedettes » du temps, le chanteur Michaël Vogl, qui s'intéressera vite à sa production mélodique, y voyant sans doute l'occasion inespérée de trouver un « second souffle » ! Quoi qu'il en soit, il la propagera sur toutes les scènes d'Autriche et fera de longues tournées avec le compositeur, qui, le plus souvent, l'accompagnera au piano. Cet instrument permet aussi à Schubert, quoique plus rarement, de se produire en soliste ; et son jeu était au moins aussi apprécié de ses contemporains que ses compositions elles-mêmes. Il faut d'ailleurs signaler que l'année 1817 a été la plus féconde quant à la production pianistique, avec 7 Sonates, dont 3 resteront fragmentaires. À la même époque survient à Vienne l'invasion de la mode italienne, avec le triomphe de l'opéra rossinien (dix ans plus tard, le phénomène se répétera avec Paganini). La plus grande partie de l'Italie était terre d'empire, et les artistes italiens étaient donc à Vienne dans leur propre capitale. Bref, Schubert n'échappe pas à cette influence, et c'est à elle qu'on doit le style très particulier de la 6e Symphonie, D.589, comme des deux Ouvertures voisines, D.590 et 591, dont l'une sera, selon toute probabilité, la première œuvre d'orchestre de Schubert jouée en public, le 17 mai 1818. (Auparavant, ses symphonies n'avaient été exécutées que dans le cadre des soirées musicales du Konvikt ; seule la 5e Symphonie, D.485, à l'instrumentation volontairement simplifiée, avait été entendue en ville, mais en privé). L'hiver précédent, Franz a vu aussi imprimer pour la première fois une de ses œuvres : le lied Am Erlafsee, D.586, paru dans un almanach viennois en simple annexe à des poèmes du même auteur, Mayrhofer. Schubert en est déjà, chronologiquement, à sa six centième composition !

Et le choc en retour, inévitable devant une telle accumulation, va arriver brutalement. De toute l'année 1818, il ne produit que les quelques morceaux dont il doit illustrer ses leçons aux jeunes comtesses Esterházy : ils comprennent, il est vrai, les Variations (D.624) qu'il dédiera à Beethoven, ainsi qu'une remarquable Sonate à 4 mains, D.617. Mais, pendant plusieurs années, jusqu'en 1822, vont se succéder un nombre impressionnant de tentatives inabouties dans tous les genres : qu'il s'agisse de symphonies (dont 4 « inachevées » en 1818, 1820-21, 1821 et 1822), d'opéras ou de singspiels, de quatuors (le célèbre Quartettsatz D.703, de 1820, comporte un second mouvement fragmentaire), de sonates pour piano (2 fragments en 1818) ou même de lieder. Quant à la Messe no 5 en la bémol, D.678, la plus importante depuis la toute première, entreprise en 1819, elle ne sera péniblement achevée que trois ans plus tard. Et l'on n'oubliera pas le cas de l'unique oratorio entrepris par Schubert, Lazare ou la Fête de la Résurrection, D.689, dont il ne subsiste, de 1820, que la première partie et le début de la seconde (mais rien ne prouve que la suite n'a pas existé). Les causes de cette « inhibition » ne sont pas seulement dans le surmenage antérieur, dans l'existence bohème, ni même dans les premiers symptômes de la syphilis contractée (à Zseliz ou à Vienne ?) auprès d'amours passagères. Elles doivent aussi et surtout être recherchées dans la puissante exigence de progrès qui animait notre musicien, d'autant plus qu'il se tournait désormais vers un public nouveau, plus vaste mais plus anonyme, dont il attendait sa rétribution et auprès duquel il avait donc à établir puis à fortifier sa position. Or, le décalage lui apparut vite entre ses ambitions d'artiste novateur et ce que ce public pouvait accueillir favorablement ; et, dans un premier temps, ce fut pour lui un hiatus infranchissable. Il le résolut lentement, en dissociant de plus en plus souvent ces deux parts complémentaires de sa production : celle qu'il livrait à l'auditoire, pages à usage immédiat, parfois même de commande comme le Quintette, D.667, la Truite, ou même le remarquable Octuor en fa, D.803 (1824), qui, pour calquer sa forme sur le Septuor de Beethoven, n'en est pas moins une œuvre profondément originale, et celle qui répond bien davantage à des recherches formelles avancées ou à une nécessité intérieure d'expression telles qu'on les trouve dans les derniers Quatuors ­ surtout dans ceux en mineur, la Jeune Fille et la Mort, D.810 (1824), et en sol majeur, D.887 (1826) ­, dans les dernières symphonies, dans les grandes sonates pour piano et dans les vastes cycles mélodiques, surtout dans le Winterreise, D.911 (1827).

La quête de la réussite : l'œuvre scénique

En même temps que la maladie fait ses premiers ravages ­ en 1823 Schubert est longuement hospitalisé et suit un traitement douloureux qui s'accompagne de la chute de ses cheveux mais ne soulage guère ses maux de tête de plus en plus violents ­, arrivent, ô ironie, les premiers honneurs, signe certain de la reconnaissance publique. Les sœurs Fröhlich, artistes et mécènes, l'introduisent à la Gesellschaft der Musikfreunde (fondée en 1813) : il deviendra en 1825 membre suppléant du comité et, deux ans plus tard, y siégera à part entière ; et, dans ses dernières années, son nom sera le deuxième en fréquence sur les programmes, après Rossini et avant Mozart et Beethoven dans cet ordre ! Au printemps de 1823, il est élu membre de la Société musicale de Styrie et, par l'intermédiaire de Josef Hüttenbrenner, envoie en remerciement les deux premiers mouvements de sa Symphonie en « si » mineur, en gardant toutefois par devers lui la seconde page, incomplète, du scherzo. C'est le point de départ d'une énigme non encore totalement résolue aujourd'hui. Mais il manque encore à son succès un élément déterminant : la réussite au théâtre, seule susceptible de lui assurer la faveur du plus large public, et qu'il a vainement recherchée depuis des années. Sur la bonne douzaine d'opéras ou singspiels écrits jusqu'en 1823, date de la dernière et plus vaste entreprise, Fierabras, D.796, un seul, Die Zwillingsbrüder (« les Frères jumeaux », D.647), a été produit au Vieux-Théâtre de la porte de Carinthie en juin 1820 : il n'a eu que six représentations ! L'été suivant voit, il est vrai, la création d'un spectacle hybride, Die Zauberharfe (la Harpe enchantée), pour lequel Schubert a écrit une musique de scène que d'aucuns jugent admirable, d'autres envahissante (c'est le prototype de ce que nous appellerions aujourd'hui « théâtre musical », et c'est aussi, probablement, après l'œuvre presque homonyme de Mozart, une pièce initiatique). La belle ouverture, D.644, fut reprise plus tard par Schubert pour Rosamunde, et publiée sous ce titre en 1827.

L'automne et l'hiver 1821-22 sont consacrés à la composition d'Alfonso e Estrella, sur un livret de Schober pas plus mauvais que ceux qui réussiront à Weber. Schubert, d'ailleurs, admira sincèrement le Freischütz, qu'il vit à Vienne à la même époque ; mais il sera plus réservé vis-à-vis d'Euryanthe, et se brouillera avec son auteur. Quant à Alfonso, il ne connaîtra les feux de la rampe qu'en 1854, à Weimar, à l'initiative de Liszt, qui fit tant pour la gloire posthume de Schubert (son orchestration de la Wanderer-Fantasie peut passer pour le concerto pour piano que notre musicien n'a pas écrit). L'ouverture D.732 est parfois aussi associée à Rosamunde : il semble que ce soit celle qui accompagna les premières représentations de cette pièce de Helmina von Chézy en décembre 1823. Le reste de l'admirable musique de scène de Rosamunde (D.797 : 6 pièces symphoniques et 4 pièces vocales) avait été écrit par Schubert dans un temps si bref qu'on peut penser qu'il réemploya également le matériau prévu pour servir de finale à la 8e Symphonie ­ et qui serait devenu l'entracte no 1 en si mineur. L'échec de cette pièce sonna le glas des ambitions théâtrales de Schubert. Un an avant sa mort seulement, il s'enthousiasme à nouveau pour un livret d'opéra écrit pour lui par son ami Eduard von Bauernfeld : le Comte de Gleichen. Il en composera la plus grande partie au brouillon et y pensera encore dans ses tout derniers instants. L'œuvre aurait, à coup sûr, contenu des pages d'une audace géniale ; mais on ne pourra en juger que quand interviendra sa publication, qui se heurte à de graves difficultés de déchiffrage.

Le « chemin de la grande symphonie »

Le 14 mars 1824, le quatuor en la mineur (dont le mouvement lent varie un beau thème de Rosamunde) triomphe sous les archets du quatuor Schuppanzigh. À la fin du même mois, dans une lettre célèbre à Leopold Kupelwieser, Schubert déclare ne composer ces œuvres instrumentales que pour se « frayer la voie vers la grande symphonie ». Parole capitale qui éclaire l'opiniâtreté avec laquelle il tente d'aboutir à la forme idéale, dont il rêve, et qui apportera un renouveau décisif à l'histoire de la symphonie. Au printemps, il est à nouveau invité à Zseliz, et part fin mai pour la Hongrie avec « l'intention d'écrire une symphonie » (Moritz von Schwind). Les œuvres qu'il ramènera de Zseliz à la mi-octobre n'en contiendront point, mais on s'accorde à voir dans la Sonate à quatre mains, D.812, publiée à titre posthume sous le titre de Grand Duo, la concrétisation de ce projet (l'œuvre fut instrumentée par plusieurs auteurs, et dès 1855 par Josef Joachim). Sa santé délabrée, Schubert sait désormais que ses jours sont comptés, mais son génie surmonte et transfigure l'angoisse métaphysique qui l'étreint ­ car il ne trouve pas, dans une foi toute relative, de certitude suffisante. La connaissance de son mal, autant que l'écart de leurs conditions sociales, l'empêche de donner suite à la passion naissante qui l'unit à Caroline Esterházy ­ passion qui semble avoir été partagée, car la jeune femme ne se mariera que longtemps après la mort du musicien.

Pourtant, celui-ci connaîtra encore des jours presque heureux, notamment au cours de l'été de 1825, où il entreprend en compagnie de Vogl une tournée de concerts en Haute-Autriche et au Tyrol, entrecoupée de deux séjours de villégiature à Gmunden et à Badgastein. C'est là qu'il entreprend, ou qu'il poursuit, le projet de sa Grande Symphonie en « ut » majeur, terminée l'année suivante, qu'il offrira, en octobre 1826, à la Gesellschaft der Musikfreunde. Le fait que celle-ci n'ait pas commandé l'œuvre l'oblige à dissimuler l'entrée du manuscrit et à justifier la remise de 100 florins au compositeur sous des dehors d'« encouragement » ; il sera aussi responsable de la méprise de sir George Grove, qui croira à l'existence d'une symphonie perdue, et la fera si bien admettre qu'on cherchera l'œuvre en vain ­ et pour cause ­ un siècle durant ! Après que l'Anglais John Reed (1972) eut empiriquement rétabli les faits, l'analyse scientifique de l'autographe (R. Winter) puis la redécouverte récente des factures des copistes qui préparèrent le matériel au début de 1827 ont confirmé point par point sa thèse. On continue cependant à s'interroger sur la postdatation de l'autographe (« mars 1828 »), qui peut avoir été mal lue, ou résulter d'un projet d'édition qui se situe à cette date et, bien sûr, n'eut pas de suite. En 1839, Robert Schumann trouva une copie de l'œuvre en la possession de Ferdinand Schubert, et la fit créer à Leipzig par Félix Mendelssohn. Sa nouveauté était telle qu'un siècle plus tard elle n'était pas encore définitivement entrée dans la conscience musicale du public, surtout hors du monde germanique : c'est, semble-t-il, chose faite aujourd'hui, mais l'expression de Schumann, « céleste durée » (au singulier !), demeure un perpétuel sujet de malentendu.

Sans remettre en cause les conclusions précédentes, l'hypothèse n'est pas à exclure qu'une symphonie en mi majeur (dite « no 2 »), dont l'existence a été signalée récemment (H. Goldschmidt, Berlin-Est), ait pour origine une ébauche de Schubert remontant aussi à l'année 1825. Il y aurait surtout travaillé à Gmunden, mais l'aurait bientôt abandonnée au profit de celle en ut. L'œuvre aujourd'hui produite (présumée complétée par un auteur inconnu à la fin du xixe siècle, et créée en 1982) comporte un nombre insolite de citations schubertiennes, notamment du Wanderer et de l'Octuor ; en outre, le scherzo s'y trouve placé en seconde position. Si le plan est vraiment de Schubert (et les relations tonales tendraient à le prouver), ce serait chez lui un cas unique. Il n'existe aucune trace autographe de cette éventuelle ébauche ; mais H. Goldschmidt fait aussi allusion à des séances de spiritisme suivies par Schubert à Vienne peu avant son départ pour Gmunden, et où le thème du Wanderer aurait été évoqué.

Une incomparable série de chefs-d'œuvre

Les mêmes années 1825-26 voient la naissance d'un magnifique ensemble de sonates pour piano (3, dont une incomplète, dite Reliquie, en 1825 ; une, en sol, D.894, en 1826), suivi en 1827 des deux célèbres séries d'Impromptus, D.899 et D.935, dont la seconde figure en vérité une sonate. Le dernier et plus beau quatuor, en sol majeur, D.887, d'une sonorité inouïe par l'emploi prébrucknerien du trémolo, naît en quelques jours en juin 1826 : un seul mouvement en sera entendu du vivant de son auteur, au début du fameux et unique concert de ses œuvres qu'il put donner le 26 mars 1828, jour anniversaire de la mort de Beethoven. Le programme comprenait, outre des lieder et des chœurs, une autre grande page terminée et créée peu auparavant : le Trio avec piano en mi bémol, D.929 (quant à l'œuvre jumelle, en si bémol, D.897, longtemps attribuée à 1828, elle remonte très vraisemblablement à 1825 ou 1826, comme l'a aussi montré John Reed). Schubert, qui venait seulement de fêter ses trente et un ans et n'avait déjà plus que quelques mois à vivre, approchait de sa millième composition. Mais les chefs-d'œuvre accumulés jusqu'alors vont encore le céder à tout ce que cette dernière année va apporter d'inouï dans le sens le plus fort du terme.

Préfigurées par le second cahier du Winterreise, ces pages capitales touchent d'abord le duo de piano, avec l'ensemble formé par la Fantaisie en « fa » mineur (D.940, dédiée à Caroline Esterházy : « Mais toutes mes œuvres ne lui sont-elles pas dédiées ? », dira le malheureux compositeur), l'allegro Lebensstürme (D.947, titre apocryphe) et le Rondo en « la » majeur D.951 ; puis, en juin et juillet, la musique sacrée avec la dernière Messe, no 6 en mi bémol, D.950, la plus vaste et celle où l'écriture contrapuntique, avec la grande fugue qui termine le credo, atteint une complexité que seul Bruckner dépassera ; puis, à la fin de l'été (où Schubert, ayant dilapidé comme à l'habitude la recette de son concert, a dû renoncer à se rendre à nouveau en Haute-Autriche), le piano solo avec l'ensemble des trois dernières et plus aventureuses sonates : en ut mineur (D.958), en la majeur (D.959, avec l'explosion terrifiante qui secoue le mouvement lent en son centre), et en si bémol (D.960, la plus lyrique au contraire et la seule connue à sa mesure). Au même moment, après les lieder sur des poèmes de Heine qui seront intégrés au Schwanengesang, il achève le Quintette en « ut », D.956, avec 2 violoncelles, le plus haut sommet de sa musique de chambre, où l'introspection des premiers mouvements se prolonge encore au trio. C'est enfin un ultime retour à la symphonie avec l'ébauche très avancée d'une Symphonie en « ré » majeur qui serait devenue la 10e Symphonie, et qui devait demeurer insoupçonnée près d'un siècle et demi bien qu'on ait toujours connu l'existence du manuscrit qui la renfermait !

L'ultime remise en cause et la mort

Les problèmes d'écriture soulevés par ces travaux font ressentir au compositeur la nécessité d'effectuer un retour sur les fondements mêmes de son art, et de remettre en cause sa formation technique. Lui, dont l'invention a atteint des cimes que nul ne retrouvera jamais, va frapper humblement à la porte d'un professeur de contrepoint déjà très réputé : Simon Sechter (1788-1867), Bohémien d'origine, qui deviendra trente ans plus tard le maître de Bruckner. On a cru que Schubert était mort avant d'avoir pris sa première leçon. En réalité, il en prit une et reçut des exercices à faire chez lui (on en trouve trace sur le brouillon de l'andante de la 10e Symphonie). La dernière œuvre cataloguée de Schubert est donc un exercice de contrepoint… Brusquement, sa maladie s'aggrava au début de novembre 1828. On crut à un typhus, car le musicien, qui vivait alors chez son frère Ferdinand, ne supportait aucune nourriture. Mais l'absence de fièvre jusqu'aux derniers jours fait conclure au Dr Dieter Kerner, dans un ouvrage récent consacré aux maladies des grands musiciens, que la syphilis seule, parvenue à son dernier stade, est responsable de la mort de Schubert, ce que confirment les résultats de l'autopsie, qui montra la détérioration de l'enveloppe cérébrale. Peu s'en fallut que, comme Hugo Wolf ou Nietzsche, Schubert ne soit atteint par la paralysie et la folie, si bien qu'il serait vain d'imaginer qu'il eût jamais pu concrétiser les « grandes espérances » dont parla Grillparzer sur sa tombe. Il mourut le 19 novembre 1828 au terme d'une journée de délire où il se prit un instant pour Beethoven et demandait s'il y avait encore une place pour lui en ce monde… Inhumée d'abord au cimetière de Währing, sa dépouille, en même temps que celle de son grand aîné, a été transférée en 1888 au cimetière central de Vienne, au lieudit « Panthéon des artistes ».

L'œuvre et sa destinée

De ce simple survol, il résulte que Schubert demeura beaucoup moins inconnu de ses contemporains qu'on a bien voulu le dire ; mais l'image de l'artiste pauvre et malchanceux va trop de pair avec le stéréotype du compositeur romantique pour qu'on admette la vérité : dans ses dernières années, notre musicien fut à Vienne l'un des artistes les plus en vue, et son nom n'était ignoré de nul amateur averti. Reste que cette réputation ne se fondait nullement sur ses œuvres essentielles ­ et force est de constater que ce n'est pas même encore le cas aujourd'hui ! La liste des œuvres publiées de son vivant est éloquente à cet égard : elles n'atteignent qu'une centaine de numéros (le dixième du total) et concernent pour la plupart des genres mineurs, avec çà et là, il est vrai, l'un ou l'autre chef-d'œuvre. Mais lorsque, en février 1828, Schubert écrit à deux éditeurs allemands, Probst et Schott, pour leur soumettre un choix de ses « dernières compositions », il n'offre en priorité que de la musique de chambre ou des chœurs (les pages les plus hardies, les quatuors, seront d'ailleurs écartées), et n'indique qu'en appendice « 3 opéras, 1 messe et 1 symphonie » (la Grande)… « pour que vous soyez au courant de mes ambitions dans les formes les plus hautes de l'art » ! En dépit de quoi, et malgré l'absence à cette époque de toute législation sur les droits d'auteur, les recettes de l'artiste auraient suffi largement à le tenir à l'abri du besoin s'il avait su les gérer correctement. Mais non seulement il ne savait pas réclamer son dû (il céda maintes fois des trésors à vil prix), mais sa générosité le rendait incapable de conserver le nécessaire pour lui-même, et il préférait régaler ses amis au cours d'interminables soirées demeurées légendaires…

La gloire de Schubert reposa donc d'abord sur sa production mélodique, que la France découvrit dès les années 1830 grâce au chanteur Adolphe Nourrit ­ nous devrions dire plutôt sur une très petite partie de cette production, qui recèle encore de nos jours des trésors insoupçonnés. Seuls la redécouverte et le succès fulgurant de la Symphonie en « si » mineur imposèrent son nom dans le domaine de l'orchestre, encore que sur un malentendu… Les symphonies de la première période n'atteignirent le public qu'à la fin du xixe siècle ; et bien qu'à la même époque ait paru la première édition complète de l'œuvre schubertienne (Breitkopf et Härtel, Leipzig), son nom ne devait figurer longtemps encore à l'affiche, dans le domaine instrumental, que par un très petit nombre de titres (2 quatuors, 1 trio, le quintette la Truite et quelques pièces pour piano favorites à l'exclusion des grandes sonates), qui ne donnaient aucune idée réelle de l'importance de sa production et moins encore de l'ampleur et de la continuité de son évolution stylistique ­ plus d'un biographe n'alla-t-il pas jusqu'à lui dénier toute évolution ! Il aura fallu l'ère récente de l'enregistrement « encyclopédique » pour qu'une vue plus globale et plus correcte commence à s'imposer, et pour que, à la faveur des commémorations de 1978 et de la préparation de la Neue Schubert-Ausgabe (en chantier depuis 1965 : Bärenreiter, Kassel), la musicologie schubertienne connaisse un renouveau sans précédent. Celui-ci s'est déjà traduit non seulement par d'ambitieuses monographies (B. Massin), mais par des redécouvertes, des restitutions ou des études philologiques qui conduisent parfois à une remise en cause fondamentale des notions admises.

La vraie grandeur de Schubert

Il en ressort qu'à âge égal (critère nécessaire de toute juste appréciation), Schubert est certes le plus fécond mais aussi le plus novateur des grands musiciens. Loin d'être l'épigone, le double « féminin » de Beethoven qu'on voulait faire de lui, il ne connaît en vérité de rival dans aucun des principaux genres et pas seulement dans le lied. Tout au plus le cède-t-il dans le domaine scénique (encore que son sens du théâtre ait été fort mésestimé) ou dans le concerto, qui l'intéressait peu. Il n'avait ni le goût de la virtuosité ni celui de l'antagonisme, mais plutôt le goût de la complémentarité entre partenaires ; et même lorsqu'elle fait intervenir un soliste, sa musique est rien moins que démonstrative, ce qui n'a pas été sans nuire à son succès… Mais la sonate, le quatuor, la symphonie et la musique sacrée lui doivent des apports essentiels, incomparables en quantité comme en qualité. Schönberg, taxé un jour de « révolutionnaire », répondit qu'il en était « un bien petit auprès de Schubert », et toute l'œuvre de maturité de celui-ci, surtout celle des deux dernières années, illustre et confirme cet aphorisme révélateur !

Dans toutes les grandes formes, la production de Schubert, clivée par la remise en cause des années 1818 à 1822-23, se répartit en trois étapes d'importances et de significations très différentes : jusqu'en 1818, de 1818 à 1823, après 1823. La première période (1810-1818) est celle de l'œuvre juvénile, très spontanée, pleine d'ardeur et d'insouciance (le jeune musicien s'adresse, ne l'oublions pas, à un cercle familial ou amical), encore que non dépourvue de réflexion ou de recherche formelle. C'est ainsi que certaines sonates ou quatuors répondent à des coupes inhabituelles (toutefois, la part doit être faite de la perte de l'un ou l'autre mouvement ou de leur réunion arbitraire par un éditeur). Mais c'est l'ampleur du discours, tout imprégné d'une veine mélodique sans équivalent chez nul autre musicien, qui frappe dès ces essais souvent aventureux par l'étendue des expositions (dès la 2e Symphonie, le groupe de cadence acquiert une autonomie inconnue jusqu'alors) et plus encore par leurs plans tonaux. Ici les contrastes se meuvent d'emblée dans des régions très inattendues ; et c'est à cette particularité, très reconnaissable même par l'auditeur le moins averti, que l'œuvre schubertienne doit sa couleur propre.

Les années de recherche : naissance de la structure cyclique

Entre 1818 et 1823, nous assistons à un double phénomène de mûrissement : psychologique et formel, qui se traduit ­ on l'a dit ­ par une accumulation très insolite d'entreprises inabouties. Mais ces fragments sont, dans chacun des genres concernés, éminemment significatifs, et comprennent certaines des pages à la fois les plus émouvantes et les plus riches de conséquences du grand musicien. Ils vont du Quartettsatz en « ut » mineur à la Symphonie en « si » mineur en passant par plusieurs sonates et par trois autres projets symphoniques. En outre on a vu que, d'une certaine manière, la sublime Missa solemnis en la bémol, bien qu'achevée, appartient aussi à cette catégorie d'œuvres marquées par une genèse difficile. Certaines de ces pages peuvent faire l'objet de reconstitutions, notamment si l'esquisse n'est privée que de sa réexposition ou si une trame est fournie jusqu'à la fin de l'œuvre ­ l'exemple le plus notable de ce dernier cas est la Symphonie no 7 en mi majeur, D.729 (août 1821).

En même temps que Schubert s'adresse à un nouveau public, il se livre alors à une recherche expressive et formelle plus systématique. En sorte que ces années de doute représentent aussi le véritable passage de la musique viennoise (et, on peut le dire, de la musique tout court) de l'ère classique à l'ère romantique : c'est une percée, un Durchbruch d'une importance capitale, que deux œuvres peuvent illustrer plus particulièrement : l'une inaboutie, précisément, la Symphonie en « mi » ; l'autre beaucoup plus connue mais pas toujours bien comprise, la Wanderer-Fantasie, D.760 (novembre 1822). Bien que son auteur lui-même l'ait presque prise en aversion pour son côté brillant, à l'opposé de sa nature profonde, elle est une des plus spécifiques, à la fois du thème de l'errance si familier à notre compositeur, et de son invention formelle, puisqu'il s'agit en vérité d'une sonate cyclique en 4 mouvements ininterrompus, forme lisztienne avant la lettre. En outre, elle varie un motif emprunté à une œuvre vocale antérieure ­ procédé qui se retrouvera souvent dans l'œuvre de maturité. À cette Fantaisie, on peut associer la sonate suivante, en la mineur, D.784 (février 1823), exemple non moins significatif d'une pensée unitaire dans une forme tout autre (3 mouvements symétriques) : ce qui en fait la première des « grandes ».

Par ces quelques œuvres et par toutes celles qui suivront, Schubert se révèle comme le véritable auteur de la plus puissante révolution formelle des temps modernes : l'avènement de la structure cyclique à composante cellulaire. Ce modèle, qui consiste à élaborer les thèmes de tous les mouvements à partir d'un petit nombre de cellules élémentaires, les unes rythmiques, les autres mélodico-harmoniques, avait certes été exploré par Haydn, Mozart et Beethoven, mais Schubert (qui sera suivi en cela par Bruckner) va en faire le fondement de tous les chefs-d'œuvre de sa dernière période. Mais ce qui est plus admirable encore, c'est que la microstructure ne compromet nullement, ni chez l'un ni chez l'autre, l'équilibre des vastes courbes mélodiques qu'elle engendre. Qu'on en juge seulement par le thème de l'allegro de la 7e Symphonie, qui se déroule superbement sur 23 mesures, tout comme celui de la future symphonie homologue (et de même ton) de Bruckner.

Les « grandes symphonies »

C'est justement la comparaison de leurs microstructures qui permet d'affirmer que la Symphonie no 8 en si mineur et l'entracte no 1 de Rosamunde procèdent initialement d'une même conception. L'abandon de la partition d'orchestre de la symphonie n'a donc rien à voir avec une prétendue baisse d'inspiration. Elle ne s'expliquerait pas seulement par des circonstances extérieures, mais aussi et surtout (M. Chusid) par certains emprunts beethovéniens (on relève des éléments des 2e et 5e Symphonies du maître de Bonn), dont Schubert aurait été conscient et qu'il aurait craint de se voir reprocher. Il aurait donc « évacué » l'œuvre en envoyant la partie achevée à Graz, sachant qu'elle ne serait pas rendue publique (ou peut-être même à cette condition). Retrouvée, comme on sait, et créée en 1865 par Johann Herbeck, la symphonie aujourd'hui la plus jouée du monde n'est pas pour autant un moindre chef-d'œuvre, par l'alliance d'un lyrisme spontané et d'une forme rigoureuse et cohérente à laquelle seule la version complétée (→ NOMENCLATURE) rend vraiment justice.

S'il n'a pas atteint le stade de la partition d'orchestre, le Grand Duo, D.812, ne concrétise pas moins le projet symphonique de 1824 à la fois dans son microcosme et dans son macrocosme, c'est-à-dire non seulement par sa structure cellulaire, mais par l'ampleur et la disposition des mouvements, et par la nature orchestrale de l'écriture, déjà remarquée par Schumann dès la parution de l'œuvre en 1838. À partir de 1824, la pleine possession d'une technique qu'il vient de forger de toutes pièces permet à Schubert de mener à bien les entreprises les plus vastes, d'abord par le moyen de la sonate (10 chefs-d'œuvre en moins de cinq années, tout gorgés d'une sève inimitable), du duo (piano à 4 mains ou violon et piano), du trio, du quatuor, de l'octuor, et bientôt, enfin, dans la symphonie. On ne s'étonnera pas que nous donnions ici à cette dernière une place prépondérante : c'est l'image même de l'ambition clairement exprimée du compositeur, qui, en trois lustres, n'a pas entrepris moins de 14, voire 15 symphonies (en moyenne une par an), même si la moitié seulement sont parvenues à leur forme définitive. L'œuvre fondamentale qui va voir le jour en 1825 et 1826, la Symphonie no 9 en « ut » majeur, dite la Grande Symphonie, par sa place unique, représente donc la clé de voûte de toute la carrière de son auteur, et, dans son respect de la forme stricte, un jalon aussi essentiel que celle de Beethoven (qui la rompt). En tant qu'exemple parfait d'unité interne (une demi-douzaine de motifs élémentaires la gouvernent de bout en bout), elle est la pierre angulaire de toute la littérature orchestrale moderne ; et elle porte aussi à son apogée le don d'instrumentateur du musicien, qui, en dépit de son peu de pratique de la direction, trouve d'emblée, et par une intuition géniale, l'équilibre admirable de couleurs et d'expressions qui rend son orchestre à la fois si limpide et si homogène : double qualité que seul Bruckner saura retrouver. Et, par-dessus toutes ces vertus, c'est le comble du don de soi que représente cette œuvre qui, créée dans la souffrance, est un miracle de joie !

Le drame toutefois va, dans les deux dernières années, devenir de plus en plus insoutenable et, pour la première fois, confiner à la désespérance. Ce qui n'empêchera pas la recherche formelle de se poursuivre et de se concentrer sur les problèmes d'écriture qui, dans les semaines qui précèdent sa mort, conduisent Schubert à se remettre à l'étude du contrepoint. De plusieurs façons différentes (H. Halbreich), l'esquisse de la Symphonie no 10 en « ré » majeur, entreprise au même moment (automne 1828, D.936 A), ouvre de nouvelles voies, riches de progrès et d'initiatives hardies, qui font de sa révélation récente (le fac-similé parut en 1978 conjointement aux esquisses de 1818 et 1820-21 anciennement confondues dans le même cahier) un événement capital. Des 3 mouvements, le plus prophétique est de très loin le poignant andante central, en si mineur, où Schubert anticipe jusque sur le dernier Mahler, et se conduit lui-même au tombeau !

Schubert et la musique vocale

À mesure que les brumes de l'oubli, de l'ignorance ou de l'incompréhension se dissipent autour de cet immense corpus qu'est la production instrumentale de Schubert, sa musique vocale, perdant un peu de sa primauté, acquiert une signification nouvelle, plus proche, semble-t-il, de la réalité : celle d'un fluide vital, d'un sang qui alimente tout le reste de l'organisme. En date du 25 mars 1824, Schubert note dans un de ses rares agendas (aujourd'hui perdu, mais publié par Bauernfeld et cité par W. Dahms puis par O. E. Deutsch) : « Une beauté unique doit accompagner l'homme tout au cours de sa vie… ; mais la lumière de cet émerveillement doit éclairer tout le reste. »

Ces lignes, de huit jours antérieures à la fameuse lettre sur le « chemin de la grande symphonie », définissent aussi bien le rôle du lied schubertien, « éclairant le reste » de l'œuvre. Dans les cas limites, un lied inspire directement une pièce instrumentale (généralement de musique de chambre). Outre les exemples les plus connus, déjà évoqués plus haut, n'oublions pas les Variations, pour flûte et piano, D.802, sur Trockne Blumen (« Fleurs séchées », un lied de la Belle Meunière) ; ni la Fantaisie en ut majeur, pour violon et piano, D.934, commandée par J. Slavik avec ses variations sur Sei mir gegrüsst, D.741. Quant au 2e mouvement du Trio en mi bémol, D.929 (que Schumann « ne pouvait écouter sans pleurer »), il s'inspire également d'une mélodie, mais d'un autre compositeur, peu connu, le Suédois Isaak Borg. Plus tard, Mahler suivra le même processus, sauf qu'il utilisera ses lieder presque textuellement en les orchestrant et les amplifiant pour les besoins de ses symphonies, alors que Schubert varie les siens de façon bien plus subtile.

Genèse du lied schubertien

Plus de 600 mélodies pour voix seule et environ 130 pour des ensembles vocaux allant du trio ou du quatuor au grand chœur avec ou sans soliste ­ voilà, couvrant toute la période créatrice de sa vie, la gigantesque production vocale de Schubert. Génération spontanée, pourrait-on croire. Ce n'est pas tout à fait exact. On pourrait mentionner, comme antécédents, quelques grands noms du Moyen Âge et de la Renaissance : Walter von der Vogelweide, Wolfram von Eschenbach, et, surtout, l'étonnant Oswald von Wolkenstein. Mais rien ne porte à croire que Schubert les ait connus (en fait, pour lui, l'histoire de la musique ne remontait pas à plus de deux ou trois générations, et Bach lui-même n'était pas encore redécouvert). En revanche, il connaissait fort bien l'œuvre de ses prédécesseurs immédiats, les illustres ­ Haydn, Mozart, Beethoven, Weber ­ et les relativement obscurs, mais compositeurs vocaux plus spécifiques (Liederkomponisten) ­ Zelter, les Reichardt père et fille (la très douée Luise Reichardt avait déjà trouvé quelques accents préschubertiens), Schulz et Zumsteeg (le « père de la ballade romantique »).

Mais Schubert donne une ampleur, un rayonnement et un poids nouveaux à ce qui, somme toute, n'était avant lui qu'un genre secondaire, voire mineur, où l'on chercherait en vain un chef-d'œuvre sinon celui, absolu mais isolé, qu'est An die ferne Geliebte, de Beethoven (d'ailleurs postérieur aux premières réussites schubertiennes).

On remarquera qu'après quelques tâtonnements de prime jeunesse, dès ses opus 1 et 2 ­ Gretchen am Spinnrade et Erlkönig, D.118 et 328 ­, Schubert crée une forme à la fois neuve et accomplie. « La révolution de Schubert dans le domaine du lied, écrit le regretté musicologue anglais E. G. Porter, peut être comparée à celle qu'accomplit Wagner dans l'opéra ; mais nous ne pouvons savoir quelle était dans cette création la part d'un raisonnement clair et calculé » (Schubert's Song Technique, 1961). Selon un homme mieux placé que quiconque pour en juger et en témoigner, le chanteur Michaël Vogl, ami et principal interprète de Schubert, les lieder de ce dernier étaient le fruit d'une « révélation divine », produit dans un état de « voyance musicale » (musikalische Clairvoyance). Révélation et voyance, certes ; mais aussi invention et travail continus, aboutissant à une immense variété de genres. Côté formel : lieder strophiques, strophiques modifiés, de schéma A-B-A ou de bien d'autres, trop longs à énumérer, ou encore durchkomponiert (« d'une composition continue », selon l'heureuse traduction de J. Chailley). Pour ce qui est du contenu, lieder lyriques (en majorité), épiques ­ relevant plus ou moins de la ballade ­, monologues et scènes bibliques ou antiques, tableaux intimistes… ; et, couronnant l'ensemble, les deux grands cycles : Die schöne Müllerin, D.795, et Winterreise, D.911, auxquels s'ajoute l'ultime recueil Schwanengesang, D.957. Deux grands lieder tardifs ajoutent au piano, de façon fort originale, un instrument à vent : le cor pour Auf dem Strome, D.943, dont les amples proportions reproduisent les péripéties d'un long voyage fluvial ; la clarinette pour Der Hirt auf dem Felsen (« le Pâtre sur le rocher »), D.965.

Chœurs et ensembles vocaux

Dans ce domaine aussi, la production de Schubert est plus riche que celle de la plupart de ses contemporains. Musicalement, elle se distingue par une diversité et une puissance d'invention exceptionnelles : on peut dire que Schubert se trouve, là encore, sur un terrain à peu près vierge, où toutes les expériences sont permises. Ainsi crée-t-il, en toute liberté, des formes nouvelles qui, de loin, se relient au madrigal ancien et préfigurent, sous une forme vocale, le poème symphonique à venir. Citons, parmi les pièces les plus remarquables et les plus fréquemment entendues : Gesang der Geister über den Wassern, D.714, d'après Goethe, pour chœur d'hommes ; Nachthelle, D.892, pour ténor et chœur ; Nachtgesang im Walde, D.913, pour chœur et quatre cors ; Der Gondelfahrer, D.809, pour chœur et piano ; Ständchen, D. 920, d'après Grillparzer, pour contralto, chœur et piano ; Der 23. Psalm, D.706, pour chœur de femmes et piano ; Coronach, D.836, idem ; Hymnus an den Heiligen Geist, D.964, pour chœur d'hommes et vents ; enfin le monumental Mirjams Siegesgesang, D.942, d'après Grillparzer, pour soprano solo, chœur mixte et piano, orchestré par Franz Lachner d'après l'intention de Schubert au lendemain de sa mort.

L'importance de cette production n'est pas uniquement musicale. Elle est également sociologique. Au début du xixe siècle, sous l'impulsion notamment du musicien suisse Naegeli, se formaient dans les pays germaniques des Liedertafeln, petits ensembles vocaux répondant au désir de faire participer à la musique la plus grande variété de couches sociales. En Autriche, ces Tafeln étaient aussi des foyers de résistance à la tyrannie policière. Manquait un répertoire valable, jusqu'à la venue de Schubert, dont l'œuvre allait en constituer l'essentiel ­ tant aux amicales schubertiades qu'à la Gesellschaft der Musikfreunde, constituée depuis peu. Et, désormais, en Autriche comme en Allemagne, des groupements de plus en plus nombreux et de plus en plus fournis (jusqu'à deux cents chanteurs) prendront souvent le titre de Schubertbund.

Schubert et la poésie

La fable d'un Schubert purement instinctif, peu cultivé, et plus ou moins dépourvu de sens critique est inacceptable. Plus de 70 poèmes de Goethe, 70 de Schiller (en comptant les pages chorales), 22 de Hölty, 21 de Schlegel, et un vaste panorama poétique allant de la Bible, d'Eschyle (traduit par Mayrhofer), de Shakespeare, d'Ossian au tout jeune Heine, en passant par Walter Scott, Novalis, Rücker, Körner, Grillparzer… ­ de quoi former une anthologie très complète de la poésie de son époque, et de quelques autres aussi ­, quel autre musicien, même « cultivé », peut présenter pareille moisson ?

Reste le problème des poètes « mineurs » ­ sans parler de Schubert lui-même, auteur de quelques textes non négligeables. D'abord Johann Mayrhofer (47 poèmes) et Wilhelm Müller (45). Le premier a été éloquemment réhabilité par E. G. Porter, qui lui trouve des accents comparables à maints romantiques… anglais ! En tout cas, Schubert lui doit quelques-uns de ses plus beaux thèmes poétiques (Fahrt zum Hades, D.526 ; Lied eines Schiffers an die Dioskuren, D.360 ; Nachtstück, D.672…). Le cas de Müller est un peu différent. Si l'homme était aussi cultivé que Mayrhofer (il enseignait le grec et le latin), sa poésie se veut populaire sinon populiste ; le titre global de ses deux recueils est Gedichte aus den hinterlassenen Papieren eines Waldhornisten ­ ce « corniste » plaçant l'œuvre dans le sillage du célèbre Des Knaben Wunderhorn, antérieur de quelques années. Détail émouvant : sans avoir connu Schubert, il l'a pressenti. « Mais patience, écrit-il : il peut se trouver une âme accordée à la mienne, qui entendra la mélodie latente dans mes paroles, et me la restituera » (cité par W. Dahms, Schubert, 1913).

Mais que dire de Matthäus von Collin, dont les « bouts rimés » ont inspiré à Schubert deux de ses plus purs chefs-d'œuvre, le lyrique, l'extatique Nacht und Träume, D.827, et le surprenant Der Zwerg, D.771 ? Que dire aussi de Lappe (Im Abendrot, D.799) de Leitner (Der Winterabend, D.938) ? On ne peut que s'émerveiller devant cette alchimie schubertienne toujours renouvelée. Ajoutons que devant ces poètes discutables, dont certains étaient ses amis, d'autres des personnages haut placés comme ce sympathique Ladislaus Pyrker, patriarche de Venise (Das Heimweh, D.851, et Die Allmacht, D.852), et dont il avait surtout besoin pour alimenter son intarissable production, Schubert gardait tête claire. Dans une lettre à l'éditeur Schott, il énumère, entre autres œuvres : « Des chants à une voix avec accomp. de piano, poèmes de Schiller, Goethe, Klopstock, etc., et de Seidl, Schober, Leitner, Schulze, etc. », faisant ainsi clairement la distinction entre les « vrais » poètes et les autres.

Cycles et recueils

À la Belle Meunière, au Voyage d'hiver et au recueil posthume intitulé Chant du cygne, D.957, par l'éditeur Haslinger, il convient peut-être d'adjoindre la série des Wilhelm-Meister-Lieder (disséminés dans le catalogue Deutsch), avec ses deux volets ­ du Harpiste et de Mignon. Ce bipartisme se retrouve dans les grands cycles, y compris dans le recueil du Schwanengesang.

Die schöne Müllerin débute dans l'attente, l'espoir et l'assouvissement de l'amour. Mais au no 14, à l'apparition du cruel et bientôt triomphant chasseur, l'horizon s'obscurcit ; et le reste du cycle se déroule sous le signe, plus sensible encore dans la musique que dans les poèmes, de la jalousie, de la tristesse et, enfin, du désespoir.

Dans Winterreise, composé en 1827 (févr., pour les nos 1 à 12, qui mettaient en musique la seule part alors publiée des poèmes ; octobre pour les douze suivants), cette division en deux est plus difficile à saisir. Elle a été principalement mise en lumière par J. Chailley dans sa pénétrante étude le Voyage d'hiver de Schubert, dont voici un passage clé : « (En son second cahier), au lieu d'une histoire banale de soupirant évincé, la Winterreise devient, comme le faisait pressentir Irrlicht (no 9), le périple de l'homme en marche vers le tombeau, interrogeant le ciel sans obtenir de réponse sur sa destinée en rejetant finalement l'illusion des dogmes pour se réfugier dans le néant… Certains détails, dont les plus transparents se trouvent dans Der Wegweiser, laissent transpercer une philosophie d'origine maçonnique parfaitement assimilée par le musicien… » Une vue aussi neuve ne saurait surprendre, venant de l'exégète de la Flûte enchantée. Ajoutons qu'il s'appuie sur une analyse détaillée des 24 lieder pris un à un.

Quant au Schwanengesang, c'est le hasard qui l'a scindé en deux, en mettant entre les mains de Haslinger deux recueils séparés, l'un sur 7 poèmes assez impersonnels de Rellstab, l'autre sur 6 autres, les plus originaux de l'époque : ceux de Heinrich Heine. Or il s'établit entre ces deux volets une fortuite mais heureuse symétrie. Après les variations sur le thème de l'absence que sont les Rellstab-Lieder et la rayonnante évocation, par la musique de Schubert, du monde extérieur et de ses quatre éléments, c'est dans les abîmes du « moi » que le musicien pénètre à la suite de Heine, le dépassant parfois : hallucination d'une ville-fantôme, Die Stadt, dont Brahms empruntera les arpèges dans son 2e Quatuor avec piano ; autre hallucination, celle du Doppelgänger, l'une des rares mélodies de terreur, annonçant les Chants et danses de la mort, de Moussorgski (et dont le thème, déjà présent en 1821 dans l'introduction lente de la Symphonie en « mi », obsédera tant Schubert qu'il le réemploiera dans l'Agnus Dei de sa Messe en « mi » bémol). Quant à Die Taubenpost, ultime mélodie de Schubert, arbitrairement ajoutée au recueil par Haslinger, elle a, toutefois, un effet euphorisant après les cauchemars. Par son rythme, elle renoue quelque peu avec les ruisseaux et les chevauchées des Rellstab-Lieder. Et son mot clé est Sehnsucht, « nostalgie » : celle de Franz Schubert, pour les mondes inconnus de la musique, dont il fut l'explorateur émerveillé.

Franz Schubert, Marguerite au rouet, D.118
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Franz Schubert, Quatuor à cordes en ré mineur, D 810, « la Jeune Fille et la Mort » (1er mouvement, allegro)
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Franz Schubert, Symphonie n° 4 « Tragique » en ut mineur D.417, Finale, allegro
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Franz Schubert, Symphonie n° 9 en ut majeur,  D. 944, dite « la Grande Symphonie » (1er mouvement, allegro ma non troppo)
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Moritz von Schwind, Une soirée Schubert chez Josef von Spaun
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