totalitarisme
Introduction
Le mot « totalitarisme » semble avoir été inventé par Mussolini, qui lui donnait un sens positif. Il visait l'unité de la nation, mal assurée contre les forces centrifuges ou destructrices qui étaient à l'œuvre après la Première Guerre mondiale et, à travers la nation, l'identité d'une communauté historique incarnée dans l'État.
Le fascisme affirme la supériorité de l'État sur l'individu et l'extension illimitée du pouvoir de cet État. « Pour le fascisme, écrivait Mussolini, tout est dans l'État et rien d'humain ou de spirituel n'existe et encore moins n'a de valeur en dehors de l'État. En ce sens, le fascisme est totalitaire et l'État fasciste, qui est la synthèse et l'unité de toutes les valeurs, interprète, développe et donne pouvoir à tous les aspects de la vie d'un peuple. »
On a proposé, pour définir les systèmes totalitaires, l'énumération d'éléments spécifiques qui leur seraient communs et qui les distingueraient des autres régimes. Les interprétations ne s'accordent cependant pas sur ce qui pourrait être l'élément historique et idéologique dominant de tout système totalitaire. Mais il est clair que le terme de « totalitarisme » désigne aussi l'utilisation de « tous les moyens » pour parvenir au but que s'est assigné l'État. Dès lors, tout totalitarisme implique l'existence des autres caractéristiques, quelle que soit son ambition, qu'il s'agisse d'assurer un despotisme politique, de contraindre des intérêts divergents à une politique économique définie par l'État, d'imposer des normes idéologiques uniformes, fussent-elles démocratiques.
Le totalitarisme concerne tous les aspects de la vie sociale, l'État, au nom d'une idéologie, exerçant sa mainmise sur la totalité des activités individuelles.
1. Structures du totalitarisme
Les systèmes totalitaires, qui ont surgi au xxe siècle, se distinguent des anciens systèmes despotiques dans leur rapport au droit.
Montesquieu, pour qui le principe de l'État despotique était la crainte, le voyait comme un système presque sans lois. L'État totalitaire, au contraire, légifère avec surabondance et dans tous les domaines. Par exemple : les pouvoirs du « guide », l'organisation du parti, la Charte du travail, l'âge du mariage, la littérature, la « race ». Par ailleurs, si le bon plaisir du despote est une raison suffisante, le « guide », lui, se réfère à une idéologie érigée en vérité fondatrice, et dispose d'un appareil de pouvoir, le parti unique.
1.1. Le chef
Le chef charismatique se donne pour l'incarnation de la nation, dans son être et dans son devenir même, puisqu'il imprime le mouvement en avant de tout l'organisme social. Le parti n'est pas premier. Le parti fasciste italien était à la dévotion du Duce comme le parti national-socialiste allemand était aux ordres de son Führer. Quant à Staline, il ne se fit appeler Vojd (le guide) qu'après avoir supprimé toute opposition à l'intérieur du parti communiste de l'Union soviétique, au moment de lancer, avec la collectivisation forcée et l'industrialisation accélérée, ce qui détermina le caractère propre de la planification et de tout le système soviétique.
1.2. Le parti
C'est que le parti est un relais pour le pouvoir du chef (une « organizzazione capillare del regime »), capable de diffuser sa volonté dans toutes les cellules. « Grâce au Grand Conseil fasciste, disait un dignitaire du régime italien, la volonté d'un homme extraordinairement doué devient une institution organique et pérenne. [...] Ce qui pourrait paraître n'être que la création quotidienne mais contingente d'un individu est désormais la structure constitutionnelle de la nation. »
1.3. L'idéologie
« Notre mythe est la Nation, disait Mussolini. Nous voulons la grandeur de la Nation, au sens matériel comme au sens spirituel. » L'idéologie est un constituant essentiel du totalitarisme. C'est le principe qui sert à définir le système en lui-même et qui le distingue des autres formations autoritaires, dictatoriales et autres. L'idéologie détermine le système en ce que tout totalitarisme est d'une certaine manière théologique. Il affirme un mythe fondateur, définit un monde imaginaire : c'est au service de sa mise en acte que l'État contraint tous les individus, toutes les forces sociales. La perspective du Grand Soir, c’est-à-dire de l’avènement du communisme – toujours remis à plus tard – justifie ainsi, en URSS et dans les démocraties populaires, non seulement la dictature du prolétariat, mais la confiscation de cette dernière par l’appareil central du parti.
Ce mythe fondateur distingue le totalitarisme du « mode de production asiatique » décrit par l'historien K. A. Wittfogel, auquel on l'a parfois comparé à cause des grands travaux accomplis par les uns et les autres (on peut rapprocher en particulier l'assainissement des marais Pontins en Italie sous Mussolini des grands travaux hydrauliques d'Orient).
Mais l'idéologie permet aussi de différencier les totalitarismes entre eux. Certains apparaissent alors comme la perversion d'une fin défendable (le communisme) et d'autres comme l'accomplissement d'un projet criminel (racisme et antisémitisme nazis) ; en Allemagne, les lois antijuives de 1933 et de 1935 et la Nuit de cristal (9-10 novembre 1938) sont le prélude au génocide des Juifs d'Europe.
→ la Shoah.
2. L'État et l'économie
L'État totalitaire dispose de tous les moyens dans tous les domaines.
• En Italie, en matière économique, la recherche d'un consensus entre le capital et le travail conduit à l'instauration d'un corporatisme dont les principes sont établis par la Charte du travail d'avril 1927, qui fait du travail un devoir et rend l'entreprise responsable devant l'État.
Le syndicat fasciste, unique, comme le parti, participe avec les employeurs de la même branche de production à la Corporation de catégorie, qui comprend aussi des représentants de l'État, du parti et de « la technique ». La corporation est conçue comme un organe de liaison entre les producteurs et un instrument de pacification sociale forcée. C'est ainsi qu'une Magistrature du travail a été instituée.
Au-dessus de ces institutions, le Conseil national des corporations est destiné à diriger l'économie, ainsi que, en principe, la Chambre des députés, dont les membres, selon une loi de 1928, devaient être désignés par le Grand Conseil fasciste sur proposition des confédérations nationales des syndicats fascistes ouvriers et patronaux, des corps moraux légalement reconnus et d'associations culturelles, éducatives, sociales et idéologiques.
Mais il n'y eut pas de profondes transformations économiques dans les faits. En revanche, les syndicats furent utilisés comme organes de diffusion de la doctrine fasciste.
• En Allemagne, le louvoiement de Hitler entre ses alliances avec les classes moyennes et avec le grand capital, joint à la multiplication des instances administratives aux compétences mal définies, aboutit davantage à un contrôle des travailleurs et des producteurs en général qu'au développement de l'efficacité économique.
• En URSS, la planification autoritaire, la collectivisation des moyens de production et l’industrialisation prioritaire des secteurs de base et d’équipement débouchent sur une modernisation économique déséquilibrée qui sacrifie largement les secteurs agricole et des biens de consommation. Les projets délirants du Ve plan de 1950-1953 (détournement des courants froids des côtes de Sibérie par un barrage géant, rideau d’arbres étendu de la frontière occidentale jusqu’à l’Oural pour faire reculer le désert, etc.) sont caractéristiques du volontarisme soviétique en matière d’économie.
Mais celle-ci ne semble pas avoir été le souci primordial d'un seul État totalitaire. L'économie, comme tout autre aspect de l'activité sociale, est subordonnée au grand dessein du système.
3. Propagande et éducation
Le totalitarisme implique le monopole étatique non seulement de la contrainte, mais aussi de l'information. L'organisation de la propagande est un caractère commun de tous ces systèmes.
Lénine déjà avait souligné l'importance de la diffusion de l'idéologie pour la prise de possession du pouvoir, avant que ne fût lancée l'agit-prop des premières années de la révolution russe. La présentation de l'histoire selon les besoins du pouvoir, la mainmise sur les médias, l'utilisation de la langue de bois, le martèlement des slogans, tels sont les outils de la domination de l'État sur les esprits.
En Allemagne, Goebbels, ministre de la Propagande et de l'Information de 1933 à 1945, est le chef d'orchestre de cette domination et utilise tous les moyens de communication, de la radio à la caricature, en passant par la mise en scène de bagarres et de rixes ou par celle des grands rites nazis. « Le peuple doit commencer à penser d'une manière uniforme, à réagir d'une manière uniforme et à se mettre à la disposition du gouvernement de tout son cœur », déclare Goebbels en 1933.
En URSS, où l’esthétique « réaliste socialiste », définie en 1934, comprime toute forme d’expression artistique ou littéraire, c’est Jdanov, membre du Bureau politique, qui fait office de censeur idéologique suprême jusqu’à sa mort en 1948 et laisse le nom de « jdanovisme » à la politique de soumission totale de la vie intellectuelle et artistique aux ordres du parti.
3.1. Forger « un homme nouveau »
L'éducation des enfants est évidemment un domaine de prédilection pour les propagandistes d'une idéologie totalitaire cherchant à forger un « homme nouveau ». Mais, si la jeunesse et le sport sont les moyens privilégiés (embrigadement obligatoire dans les Jeunesses communistes en URSS, les Jeunesses hitlériennes en Allemagne, les Enfants de la Louve dès 8 ans en Italie...), toute la société est quadrillée par des associations et des organisations de masse, des syndicats et des corporations et par les institutions d'une culture spécifique.
Les sciences et les arts – l'architecture (→ Albert Speer), la sculpture (Arno Brecker) aussi bien que le cinéma (→ Leni Riefenstahl, Eisenstein) et la musique (Prokofiev) – n'échappent pas à l'emprise du totalitarisme, qui entend exercer sa domination « totalement » pour produire un individu qui soit un parfait rouage de la machine, comme disait Staline, entièrement conforme au modèle, semblable à tous les autres et tout entier au service d'un fonctionnement global qui dépasse l'individu même.
La disparition de l'individu en droit est consommée lorsque la peine ne correspond plus à une faute, mais est liée à la simple appartenance à une catégorie dont l'idéologie a fait un « ennemi objectif » : Juif ou communiste en Allemagne ; koulak, trotskiste ou déviationniste en URSS. La terreur propre aux systèmes totalitaires peut alors remplacer la crainte du despote.
4. L'instauration des systèmes totalitaires
Les systèmes totalitaires qui se sont mis en place en Europe dans la première moitié du xxe siècle, par la répétition de certains processus et par les relations de conjonction ou d'opposition qui s'établirent entre eux, fournissent des éléments d'explication qui permettent, dans une certaine mesure, de repérer les circonstances et conditions favorisant l'installation de ce type de régime, sinon de comprendre l'apparition plus récente des totalitarismes d'Asie.
4.1. Les conséquences de la Première Guerre mondiale
Les circonstances qui paraissent avoir offert un terrain favorable au développement des mouvements totalitaires sont d'abord liées aux conséquences de la Première Guerre mondiale. La destruction des structures politiques et sociales, le désarroi des esprits après la guerre, même dans des pays qui n'ont pas connu la défaite militaire, aggravent les difficultés et l'insécurité économiques.
En Russie, avant de prendre le pouvoir en octobre 1917, Lénine avait promis d'arrêter la guerre ; c'est ce qu'il fait par la paix séparée de Brest-Litovsk.
En Italie, aux problèmes politiques et économiques de la reconversion s'ajoute la frustration de ce qui est considéré comme une « victoire mutilée ».
En Allemagne, l'explosion inflationniste de 1923 achève de désagréger la société en ruinant les classes moyennes.
Il se produit alors, d'abord en Italie (Chemises noires de la milice fasciste), puis en Allemagne (Chemises brunes de la SA, Section d'assaut du parti nazi), la constitution de petits groupes paramilitaires, animés par une idéologie attachée à un chef charismatique, qui recrutent des adhérents et développent leur pouvoir et leur influence dans les marges de la légalité, se réclamant, loin de la nier, de la violence.
Leur « guide », dans un deuxième temps, conclut avec la droite classique des alliances fluctuantes qui lui permettent de gagner des positions politiques ou économiques. Se produit ensuite un « coup » (colpo), action militaire ou basculement politique, qui donne l'impression que le mouvement totalitaire est irréversible.
4.2. Démonstrations de force
Dans ces moments déterminants de l'histoire des systèmes totalitaires, on trouve le mélange, dans des proportions variées, de l'usage de la force, de l'utilisation des institutions légales (vites détournées) et de l'emploi de mises en scène terriblement efficaces.
En Russie, la « révolution » d’octobre se limite en fait à un coup d’État qui donne le pouvoir aux bolcheviks de Lénine. Toute illusion sur sa nature est dissipée après la dispersion, le 19 janvier 1918, de l’Assemblée constituante, pourtant issue, le mois précédent, des premières élections libres qu’ait connues le pays, mais qui n’avaient pas donné la majorité aux bolcheviks et à leurs alliés du moment, les socialistes révolutionnaires (SR) de gauche.
La « Marche sur Rome » d'octobre 1922 intervient de façon spectaculaire au moment où Mussolini va être nommé Premier ministre par le roi. Légalement désigné chancelier de la République après les succès électoraux de son parti, Hitler utilise l'incendie du Reichstag, le 27 février 1933, pour abolir dès le lendemain les droits fondamentaux garantis par la Constitution de Weimar, au moyen d'un décret-loi pris « pour la défense du peuple et de l'État ».
L'étouffement progressif des libertés et la mise au pas des hommes ont été ponctués aussi, en Italie, en Allemagne et en Russie, par l'assassinat politique des adversaires ou des anciens camarades de parti. Ainsi, en 1924, l'assassinat du socialiste Giacomo Matteotti, qui a dénoncé à la Chambre les ruses et les malhonnêtetés de Mussolini, avant que celui-ci ne supprime la liberté de la presse et ne renforce ses pouvoirs personnels.
L'année 1934 est marquante : Kirov est assassiné à Leningrad, assassinat qui précède l'ouverture des grands procès staliniens et le déchaînement de la « Grande terreur » qui va se poursuivre jusqu’en 1938. Hitler fait exécuter son ex-ami Ernst Röhm et les autres dirigeants des Chemises brunes pendant la Nuit des longs couteaux du 30 juin 1934 ; le pustch nazi de Vienne, le mois suivant, s'accompagne de l'assassinat du chancelier Dollfuss. En septembre 1935 est promulguée la « loi de protection du sang allemand et de l'honneur allemand ».
Mussolini a protesté contre les assassinats de la Nuit des longs couteaux ; il s'était déclaré aussi, à plusieurs reprises, opposé au racisme, et pourtant, après sa rencontre avec Hitler, en 1936, à la création de l'Axe, il s'engage à promulguer lui aussi des lois antisémites (néanmoins, malgré ces lois, des troupes italiennes s'employèrent en 1941-1942, dans les pays occupés par l'Axe, à protéger les ressortissants juifs contre les nazis). Et Staline avait beau qualifier, avant guerre, l’antisémitisme de « plus dangereuse survivance du cannibalisme », il n’en déchaîna pas moins, quelques mois avant de mourir en 1953, la répression, à caractère implicitement antisémite, d’un prétendu « complot des blouses blanches » fomenté par des médecins juifs pour attenter à sa vie et à celle des grands dignitaires du parti communiste.
4.3. Aveuglement
Une fois la machine totalitaire lancée, il semble qu'elle ne pouvait être arrêtée. Si certains citoyens luttèrent cependant contre la perversion totalitaire de leur État et de son peuple, la Résistance ne put rien empêcher. Les efforts de ceux qui tentaient d'ouvrir les yeux de leurs contemporains se heurtèrent à un aveuglement complet et général, à l'intérieur des pays totalitaires comme à l'extérieur, notamment dans les démocraties occidentales. Ainsi, le prestige conféré à l’Union soviétique par sa participation décisive à la défaite de l’Allemagne nazie en 1945 désamorça durablement les dénonciations dont son régime pouvait être l’objet, comme en France, lors du procès qui opposa en 1949 le rescapé du goulag Kravtchenko à l’hebdomadaire Les Lettres françaises, proche du parti communiste.
C’est alors même que la publication de l’Archipel du goulag (1973-1976) d'Aleksandr Soljenitsyne achevait de dissiper les illusions des intellectuels de gauche sur la réalité de l’univers concentrationnaire soviétique que nombre d’entre eux accueillirent encore avec scepticisme sinon complaisance la nouvelle de l'entrée de l'« armée de l'Angkar », les Khmers rouges, dans Phnom Penh, le 17 avril 1975. Il fallut trois ans pour que le génocide du peuple cambodgien devînt un fait admis de tous.
Pour en savoir plus, voir les articles fascisme, Mussolini, national-socialisme, Hitler, stalinisme, Staline.