Taïwan : un tremblement de terre politique
Le 18 mars, les Taïwanais plaçaient en tête d'un scrutin le candidat de l'opposition Chen Shui-bian. Chef du Parti démocratique progressiste (DPP), ce dernier obtenait 39,3 % des suffrages, soit 300 000 voix déplus que son principal concurrent, James Soong (Soong Chu-yu), candidat dissident du parti au pouvoir (36,8 % des suffrages).
Ainsi une élection présidentielle libre au suffrage universel direct a pu se dérouler pour la seconde fois depuis 1996 dans une terre chinoise, ce qui contredit avec éclat la thèse éculée sur la prédisposition supposée des populations chinoises à accepter un régime autoritaire à cause de leur culture « confucéenne ».
Les vaincus du scrutin
Ils appartiennent l'un et l'autre au monde en déclin des « continentaux », réfugiés dans l'île après la défaite de 1949 et membres du KMT. Lien Chan, le plus âgé des candidats, est né sur la terre ferme, il y a soixante-quatre ans, dans une famille qui a suivi les nationalistes dans leur débâcle d'autant plus facilement qu'elle était d'origine taïwanaise. Docteur en sciences économiques de l'université de Chicago, il fait une carrière de professeur aux États-Unis jusqu'au jour où Tchang Tching-kuo (Jiang Jing-guo), le fils de Tchang Kaï-chek (Jiang Jieshi) ne lui ouvre une carrière politique. Il accompagne en traînant quelque peu les pieds le processus de démocratisation du régime, qui se précise avec l'accession au pouvoir du Taïwanais Lee Teng-hui en 1988, et il est élu au suffrage universel en 1996 comme vice-président sur le « ticket » de ce dernier. Sa campagne le place doublement en porte-à-faux. S'il profite de sa qualité de représentant du parti au pouvoir, il est éclaboussé, malgré ses déclarations et ses promesses, par l'ambiance de scandales qui frappe le KMT, dont le patrimoine est évalué entre 70 et 150 milliards de francs : les « conglomérats » qui structurent l'économie de l'île, à l'instar des chaebols sud-coréens, pratiquent de façon quasi institutionnelle la corruption et le trafic d'influence et ont permis aux dirigeants KMT des enrichissements rapides, nécessaires à l'entretien de leurs réseaux de clientèle. Dépourvu de tout charisme, Lien Chan, par ailleurs, a hérité de l'antipathie des autorités de Chine populaire à l'égard de Lee Teng-hui, soupçonné de vouloir assurer l'indépendance de la république de Chine et de soutenir la théorie des deux Chines. James Soong est né au Hunan en 1942. Comme Lien Chan, il fait donc partie de ces « continentaux » qui constituent environ 15 % de la population de l'île et ont longtemps monopolisé tous les emplois publics en se comportant un peu comme en pays conquis, après le massacre perpétré dans l'île par les armées KMT lors du soulèvement du 28 février 1947, qui avait fait 20 000 morts et décimé ainsi les élites locales. Cette sombre page a été tournée, le président Lee Teng-hui a présenté ses excuses aux familles des victimes et les insulaires ont largement pris leur revanche ces dernières années sur les continentaux. Mais, quels que soient ses efforts, un candidat « continental » subit un handicap, surtout quand, comme James Soong, il a longtemps été le secrétaire général du KMT et qu'il est soupçonné à ce titre d'avoir détourné quelques dizaines de millions de dollars ; sa campagne populiste contre la corruption n'a pas convaincu même si elle a contribué à déstabiliser le parti au pouvoir, dont il a finalement été exclu, et la préférence évidente des autorités de Pékin à son sujet ne lui a pas profité.
Les deux défis du président
Le nouveau président doit en effet gouverner avec un parlement qu'il ne peut dissoudre et où il ne dispose pas de la majorité, puisque les députés DPP sont 71, alors que le KMT compte 117 élus, et James Soong, 15. Il ouvre donc le ministère qu'il forme aux vaincus de la veille. On voit ainsi siéger côte à côte des chefs de file historiques de l'indépendantisme, comme Peng Ming-min et d'anciens ministres KMT en « congé de parti », comme Tang Fei ou Tsai Ying-wei. Le style compassé, à la japonaise, de ces derniers contraste avec la décontraction d'allure californienne des activistes du DPP récemment promus. Ce profond bouleversement, qui secoue aussi le monde de la presse politique, ira-t'-il jusqu'à détruire le système corrompu des vaincus ?