Avant de se rendre à Paris, Berio, qui continue de clamer la mort de l'opéra, soutenant qu'en écrire est l'acte le plus réactionnaire qu'il connaisse, avait inauguré l'édition 1999 du Festival de Salzbourg avec un nouvel ouvrage scénique, Cronaca del luogo (Chronique du lieu). C'est dans la superbe salle taillée à flanc de montagne de la Felsenreitschule, pour laquelle l'ouvrage a été conçu, que Cronaca del luogo a été créé le 24 juillet. Écrite sur un texte de Talia Pecker-Berio, cette « action musicale » met en jeu un ensemble instrumental d'une trentaine de musiciens enrichi d'un dispositif électronique en temps réel, un chœur mixte, un chœur d'enfants et sept personnages principaux placés sous la figure emblématique de « R », la Femme. Ce témoin, campé par Hildegard Behrens, qui n'est autre que la prostituée Rahab, protectrice des espions de Josué, commente cette chronique en cinq stations, allégorie du génie créateur.

Autre révélation de l'année lyrique, la création française, en mars, au Théâtre Grémier, à Nantes, de Till Eulenspiegel (Till l'Espiègle), un opéra que Nikolaï Karetnikov a adapté de la traduction russe du roman de Charles de Coster. Inclassable, la musique de cet admirateur de Schoenberg est autant marquée par les avant-gardes occidentales que par la grande tradition russe. Ce qu'atteste cet hymne à la liberté, à la fois actuel et intemporel, burlesque et émouvant.

En octobre, l'Opéra national de Lyon proposait sa vingt-sixième création mondiale en trente ans avec le Premier Cercle. Pour son premier opéra, Gilbert Amy a puisé son inspiration dans la fresque éponyme d'Alexandr Soljenitsyne. Orchestrateur de talent, Amy est parvenu dès ce premier essai à trouver le juste équilibre entre fosse et plateau. Mêlant tous les modes d'écriture, sa partition s'avère fort expressive, l'orchestre, coloré et sensuel, l'écriture vocale alternant tous types de locution, du parlé à l'aria. Le compositeur use en outre du cinéma, qui évoque l'extérieur de la charachka, lieu de détention qui constitue le premier cercle d'un univers carcéral dont le cercle ultime est l'enfer du goulag.

Cinq mois plus tôt, l'Opéra de Lyon offrait aux chanteurs en formation au sein de son Atelier lyrique un spectacle taillé sur mesure. Vaudeville de Labiche porté à l'écran par René Clair, le Chapeau de paille d'Italie a inspiré un opéra bouffe à l'Italien Nino Rota, connu pour ses musiques de films pour Fellini, Visconti ou Coppola. Dans cette « farce musicale » écrite entre 1944 et 1955, on ne retrouve pas le Rota coloriste du cinéma mais un musicien érudit, qui mêle à sa science des enchaînements rapides une réelle connaissance de la musique, qui le conduit à manier réminiscences et citations. La production lyonnaise est dominée par une gigantesque statue équestre, symbole du coup de dent à l'origine de la comédie. Les changements de décors se font à vue tel un carrousel animé par la course des événements, la direction d'acteurs de Claudia Stavisky soulignant à l'envi le cours de cette haletante journée.

Mais c'est la première audition de Quatre Chants pour franchir le seuil de Gérard Grisey qui restera comme l'un des moments les plus denses en matière de création. Maître à penser de toute une génération de musiciens pour qui le son est le creuset de la création, Grisey venait d'en poser le point final lorsque la mort l'emporta soudain en novembre 1998. Commande du London Sinfonietta, qui en a assuré la création le 3 février au Queen Elizabeth Hall de Londres dirigé par George Benjamin, et de l'Ensemble intercontemporain, qui en a donné la primeur en France le 1er octobre au Festival Musica de Strasbourg, sous la direction de David Robertson, ces pages bouleversantes ont été présentées par ce même ensemble à Rouen au Festival « Octobre en Normandie » puis à la Cité de la musique à Paris. Cette grande partition est une méditation en quatre parties sur la mort : mort de l'ange, mort de la civilisation, mort de la voix, mort de l'humanité. Quatre textes provenant d'autant de grandes civilisations dont la caractéristique commune est la fragmentation de récits centrés sur l'inéluctable de la mort.

Baroque

Plus que tout autre millésime, 1999 restera en France comme une grande année baroque, sans doute en raison du vingtième anniversaire de la fondation par le claveciniste américain naturalisé français William Christie de l'ensemble vocal et instrumental Les Arts florissants. Cette saison baroque a néanmoins débuté en février au Grand-Théâtre de Bordeaux avec une formation de musique ancienne émanant de l'Orchestre national Bordeaux-Aquitaine, auquel était confiée la production du Giulio Cesare de Haendel. Le spectacle offert par l'Opéra de Bordeaux situe l'action dans une Égypte de guerre des Six-Jours dont les troupes ennemies se confondent sous un même uniforme d'opérette et par un armement obsolète. La mise en scène de Stephen Langridge se concentre sur les moments d'introspection et d'émotion pure. Dans cet ouvrage qui enchaîne inlassablement de longs airs, les ensembles se réduisant à deux duos, qualité et endurance des voix solistes sont capitales. Contrainte largement comblée à Bordeaux, avec Nathalie Stutzmann, César manquant néanmoins de vaillance, Mireille Delunsch, Cléopâtre d'une féminité captivante, Isabelle Cals, Sextus éperdu, et Kathleen Kuhlmann, Cornélie bouleversante.