Dans certaines pièces, « la machine infernale » (Cocteau) fonctionne en deux temps : les dieux-bourreaux torturent Phèdre, qui torture Hippolyte et Aricie. Plutôt qu'à demi coupable, Phèdre apparaît – avec des oscillations saisissantes – tantôt comme une innocente torturée, tantôt comme un être monstrueux : les motifs de la pureté et du monstre s'entrelacent musicalement dans toute la tragédie.
La récurrence de ce scénario fondamental permet de répondre négativement à la question souvent posée d'un « jansénisme » du théâtre racinien. Comme tous les théologiens augustiniens de Port-Royal, Jansénius – en pleine conformité avec son maître saint Augustin – voyait dans l'humanité le règne universel de la corruption, minant les élans des hommes vers le bien, vers l'idéal. Dès sa naissance, l'enfant est atteint de ces maladies de l'amour effréné de soi, du désir de dominer et de se faire centre de tout. Ce qu'on appelle « vertus » n'est le plus souvent qu'apparences, comme venaient de l'orchestrer en 1665 les Maximes de La Rochefoucauld. À cette prédominance du mal n'échappent que quelques saints, discernés par Dieu en vertu d'une miséricorde gratuite et incompréhensible.
Dans la littérature française, Pascal, La Rochefoucauld ou Julien Green illustrent cette théologie. On peut aussi invoquer, avec prudence, une ombre portée augustinienne sur la « ménagerie infâme » de nos vices, baudelairienne, et les « nœuds de vipères » ou les « fleuves de feu » mauriaciens. Mais c'est tout à fait impossible à propos d'un théâtre dont tant de personnages sont présentés avec insistance comme innocents et vertueux. Le vers célèbre de l'introspection d'Hippolyte, dans Phèdre – « Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur » –, a de quoi faire se retourner saint Augustin et Jansénius dans leur tombe.
Là où le jansénisme voit la corruption universelle hormis quelques élus, les tragédies affirment l'innocence universelle hormis quelques monstres. Racine isole ses bourreaux, un saint Augustin ne verrait en eux que des figures de proue de la déchéance générale : Caïn et ses innombrables enfants. L'opposition éclate, pour peu qu'on pense aux nuées d'innocents qui composent les chœurs d'Esther et d'Athalie, aussi purs que la lumineuse Monime (dans Mithridate) ou la tendre Iphigénie.
Ainsi, comme l'avait parfaitement vu Raymond Picard, « Racine chrétien n'est pas théologien » ; il importe de ne pas confondre « la fidélité aux êtres avec la fidélité aux idées ». De multiples liens existent – malgré les controverses – entre ce théâtre et Port-Royal, mais sans rapport précis avec le jansénisme. Un mouvement de conversion de la tragédie se manifeste avec le recul de la passion amoureuse dans Iphigénie, l'exceptionnelle poésie de la faute dans Phèdre – poésie qu'on ne retrouvera pas avant Baudelaire –, puis avec les deux tragédies bibliques. Mais il y a plus profond : la quasi-totalité des pièces s'inscrit entre deux titres significatifs du Grand Arnauld, chef de file du « groupe de Port-Royal » et ami de l'écrivain : l'Innocence et la vérité défendues (1652) et l'Innocence opprimée (1687). La longue persécution du monastère où il a été élevé – à laquelle une note de Racine indique que le dramaturge pensait en écrivant Esther, avec ses chœurs de filles affligées – n'a-t-elle pas imprimé dans la conscience et dans l'inconscient du poète des traces assez marquées pour contribuer à expliquer le scénario obsédant de cet univers tragique : l'innocence persécutée et en pleurs ?
Innocents et bourreaux
En opposant ainsi des innocents et des bourreaux, la tragédie se rapprochait de genres populaires comme le conte ou le mélodrame. La présence du conte est perceptible dans le scénario de Britannicus et surtout dans celui d'Esther. Comment Racine a-t-il conjuré les risques de simplisme du conte ou du mélodrame ? Il a d'abord introduit l'hésitation chez ses bourreaux : Néron, Roxane, Athalie. Seuls les dieux, ou Dieu, poursuivent obstinément. Le dramaturge a, d'autre part, refusé le spectaculaire : on ne voit pas les scènes dont raffole le mélodrame. Mais, surtout, la « tristesse majestueuse » de l'univers tragique, son hiératisme, ses arrière-plans grandioses et la pureté élégiaque de la plainte des innocents élèvent infiniment au-dessus du temps quotidien des genres populaires.
La cérémonie tragique
Thierry Maulnier entendait dans Phèdre « le psaume d'un lent office dit par la voix du désespoir pur », et il avait raison : la tragédie racinienne tient de la cérémonie sacrée. L'homme y est appelé au recueillement, à la considération des zones les plus obscures de lui-même, à la solitude, à l'effroi devant l'inéluctable. Ce vertige devant l'essentiel s'exprime dans la gravité, la solennité. Racine a su retrouver le hiératisme des œuvres antiques. Ses tragédies sont des célébrations. Le refus du réalisme se fait sentir partout : dans l'éclat de costumes somptueux, dans le jeu souvent statique des officiants, dans la musicalité de la diction – si travaillée que Lully envoyait ses chanteurs assister aux répétitions des acteurs. C'est ce lyrisme qui suscitera, comme naturellement, le retour à la technique grecque des chœurs dans Esther et dans Athalie, non d'ailleurs sans un net infléchissement vers la liturgie catholique.