Le tricentenaire de la mort de Racine

Longtemps célébré comme l'un des plus illustres représentants des « valeurs françaises » – surtout à partir des décennies qui ont suivi la défaite de 1870 –, Racine allait-il, en 1999, date du troisième centenaire de sa mort, donner lieu à des célébrations franco-françaises exaltant la « clarté classique » ? Heureusement, le sentiment de l'opacité des tragédies, de leur inquiétante étrangeté s'est imposé peu à peu, grâce aux recherches des metteurs en scène et de plusieurs grands critiques, en particulier Roland Barthes (malgré les défauts qu'on lui a reprochés). Si les tragédies subissent dans l'enseignement secondaire le reflux général de la culture littéraire, elles continuent à fasciner les esprits sensibles à la poésie. Et les comédiens, tout en étant conscients du décalage entre les oratorios raciniens et notre conception du médium appelé « théâtre », multiplient les reprises de cette œuvre qui échappe. Le nombre et l'importance des manifestations qui se sont déroulées à l'étranger, le foisonnement des échanges attestent à quel point les tragédies séduisent et résistent.

La tragédie n'a connu, dans l'histoire humaine, que de brèves floraisons : Athènes, au ve siècle avant Jésus-Christ, avec Eschyle, Sophocle et Euripide ; sur la frange occidentale de l'Europe, entre la fin du xvie siècle et celle du xviie, des élisabéthains à Racine ; en Allemagne, de 1790 à 1840, avec Büchner, Kleist ; et peut-être dans le nord de l'Europe à la fin du xixe siècle et au cours du xxe, si l'on considère comme des tragédies les pièces de Strindberg ou de Beckett. En dehors de ces floraisons n'ont surgi que des isolés : Sénèque ou Pirandello. Il semble que les grands « moments tragiques » soient tous liés à l'existence, dans le contexte historique, d'un intense débat sur les pouvoirs de l'homme, sur l'autonomie de la volonté. Ce fut le cas en Grèce ancienne, où la tragédie est née de l'hésitation d'une société entre les valeurs mythiques d'un passé soumis au Destin et les idéaux nouveaux du citoyen : décisions démocratiques, importance de la raison, liberté. Un trouble analogue assaille l'Europe moderne lorsque se heurtent deux conceptions fondamentalement opposées de l'homme : d'un côté, le christianisme augustinien, qui affirme la corruption presque totale des enfants d'Adam, leur radicale impuissance à s'établir durablement dans le bien ; de l'autre, l'optimisme de la Renaissance, toute nourrie des sagesses antiques, persuadée d'une relative bonté originelle de l'homme, de sa liberté, de sa perfectibilité, de son aptitude à un certain bonheur ici-bas. En France, le conflit atteignit son paroxysme au milieu du xviie siècle. L'un des hauts lieux où il se manifesta avec le plus de violence fut le monastère de Port-Royal, où Racine fut en grande partie formé et auquel – en dépit d'une crise de quelques années – il demeura profondément attaché.

Les douze pièces de Racine

1664 la Thébaïde

1665 Alexandre le Grand

1667 Andromaque

1668 les Plaideurs (comédie)

1669 Britannicus

1670 Bérénice

1672 Bajazet

1673 Mithridate

1674 Iphigénie en Aulide

1677 Phèdre

1689 Esther

1691 Athalie

La parabole de l'enfant prodigue

Né en 1639 à La Ferté-Milon (dans l'actuel département de l'Aisne), pauvre, orphelin à trois ans, le petit Jean Racine fut recueilli au plus tard en 1649 par les religieuses et les solitaires du monastère de Port-Royal. Auprès de ces éducateurs remarquables, il acquiert une profonde connaissance de la tradition chrétienne, des œuvres grecques et latines, de la rhétorique française. Ses premiers vers évoquent « Le paysage de Port-Royal » (1656). À la fin de 1659, il s'installe à Paris, chez son cousin Nicolas Vitart, intendant du duc de Luynes. Il fréquente alors une société assez libre, se lie avec La Fontaine. Il célèbre le mariage de Louis XIV par une ode remarquée, la Nymphe de la Seine, et commence à écrire pour le théâtre. Mais la littérature ne nourrit pas son home : attiré par l'appât d'un bénéfice ecclésiastique, le jeune orphelin rejoint à Uzès un oncle chanoine, bien placé dans la hiérarchie diocésaine (1661-1662). Vain espoir, le bénéfice escompté tarde à venir. Racine regagne Paris, où la convalescence du roi lui inspire une nouvelle ode (juillet 1663). C'est en 1664 qu'est jouée sa première pièce, la Thébaïde : elle met en scène le conflit célèbre des fils d'Œdipe, Étéocle et Polynice. Sous les maladresses qui expliquent l'échec se laisse deviner une nouvelle forme de tragique : la catastrophe est imminente dès les premières paroles des personnages. L'année suivante, Alexandre, un subtil amalgame de sentiments héroïques et de galanterie, bien dans la sensibilité de ce début de règne, connaît un vif succès de mode. Alors se produisent divers incidents qui contribuent à expliquer la réputation d'arrivisme et de malveillance que certains contemporains attachèrent au poète : sans même avertir Molière et sa troupe, qui jouaient Alexandre, le dramaturge confie sa pièce aux comédiens – jugés plus prestigieux – de l'Hôtel de Bourgogne (fin de 1665). Un mois plus tard, peut-être pour complaire à l'archevêque de Paris, qui lui aurait fait miroiter un bénéfice, Racine saisit un prétexte futile pour s'attaquer violemment à ses bienfaiteurs de Port-Royal, alors persécutés par les pouvoirs en place. En 1668, quand meurt sa maîtresse, la comédienne Thérèse Du Parc, une rumeur persistante accuse d'empoisonnement Racine et son « extrême jalousie ». De 1667 à 1677, le dramaturge accumule les réussites : sept grandes tragédies, une comédie raillant dans des vers alertes et brillants les procès du temps. Mais en janvier 1677 une cabale littéraire cause le demi-échec de Phèdre. Les attaques de ses rivaux, tout autant que la fin misérable de sa liaison avec une autre grande actrice, la Champmeslé, renforcent chez le poète une évolution religieuse qui était devenue perceptible dès le finale d'Iphigénie, où la Bible et la liturgie catholique font une discrète apparition. Racine se rapproche de Port-Royal : la préface de Phèdre manifeste que la tragédie représente une tentative pour réconcilier avec le théâtre les théologiens de l'illustre monastère. Ultime effort, puisque l'auteur renonce peu après au théâtre, se marie (juin 1677). Sa nomination comme historiographe de Louis XIV, en août-septembre, le tourne de surcroît vers d'autres activités. C'est seulement à la demande de Mme de Maintenon (secrètement mariée à Louis XIV) que Racine écrit deux pièces bibliques pour une institution de jeunes filles pauvres de la noblesse : Esther (1689) et la tragédie que Voltaire considérait comme le chef-d'œuvre de l'esprit humain, Athalie (1691).