Le livre tout aussi foisonnant, mais à la limite de la confusion, de Salman Rushdie, la Terre sous ses pieds, pourrait illustrer l'importance prise en Angleterre par les écrivains issus de l'ancien Empire britannique. Ses héros ont choisi la désorientation de l'exil, et l'amour y conduit encore à la mort, mais c'est de la possibilité de la renaissance au sein d'une terre nouvelle qu'il s'agit finalement.
Pour les États-Unis, le Massacre du bétail (1997) de John Edgar Wideman consacre s'il en était besoin un grand écrivain noir qui décrit dans ce livre les errances au xixe siècle d'un affranchi devenu prédicateur, un « survivant » comme tous les Noirs américains dans l'inlassable répétition des événements tragiques et qui demande « Dis-moi pour finir ce qu'est un homme, ce qu'est une femme. » Un homme, un vrai (1996), de Tom Wolfe, dans la tradition du roman américain qui entend tout voir, tout dire, nous plonge dans la jungle d'aujourd'hui et nous entraîne des beaux quartiers d'Atlanta aux bas-fonds d'Oakland.
Exhortation aux crocodiles (1998) d'Antonio Lobo Antunes, où quatre voix féminines retracent l'envers de l'histoire portugaise dans l'après-révolution des œillets, fait apparaître le terrorisme d'extrême droite ou gauche et fait surgir une Lisbonne où rampent toutes les folies du siècle. À quoi ajouter Vive le peuple brésilien où, non sans ironie, João Ubaldo Ribeiro retrace le processus de construction d'une identité nationale.
L'Italien Francesco Biamonti achève une tétralogie avec les Paroles, la nuit (1997). Vision sombre suggérant (dans un espace méditerranéen menacé par la pollution, la brutalité, la violence) l'acharnement de l'homme à s'enfoncer dans sa propre obscurité.
André Brink, souvent mentionné comme un candidat au Nobel, propose avec le Vallon du diable (1998), par l'entremise d'un journaliste lassé décrivant une communauté puritaine oubliée de tous, une évocation sans complaisance des racines afrikaners. Nombreux sont les livres traduits du russe, mais la plupart encore relativement anciens, retenons le Train zéro (1993) de Iouri Bouida décrivant un train sans destination et qui cherche à la connaître risque d'être assassiné. La fable est sombre et ne manque pas de force mais faudrait-il y voir une vision prophétique du destin de la Russie ?
En fin de siècle, les interrogations troublantes et les angoisses s'accusent nécessairement, mais le roman français, en général, ne brosse plus de grandes fresques et, se complaisant à la dimension intime, voit le chaos du monde par l'entremise d'une sensibilité. Des œuvres aux sujets plus vastes persistent au contraire dans la littérature dite étrangère, quoique, là encore, la technique du narrateur l'emporte comme si les écrivains d'aujourd'hui n'osaient plus directement prendre partie dans les querelles du monde, seraient-elles de l'ordre de l'esprit.
Günter Grass
Le prix Nobel de littérature de la dernière année du siècle est né a Dantzig en 1927. Il fut donc marqué par la guerre, sans y prendre part directement. Il compte parmi les membres du Groupe 47, quelques créateurs réunis pour lutter contre les séquelles du nazisme et s'insurger contre l'oubli que trame bientôt le « miracle économique ». Vers, pièces de théâtre, Encore dix minutes jusqu'à Buffalo (1958), les Méchants Cuisiniers (1961), se succèdent mais ce sont ses romans qui le font connaître : le Tambour (1959), le Chat et la souris, (1961), les Années de chien (1963), le Turbot (1965). Son œuvre fut diversement accueillie, mais, si elle n'est pas nihiliste, comme on l'a accusée parfois, elle est assurément dérangeante et critique à l'égard de son propre pays. Sous les vêtements colorés d'une intrigue baroque, il décrit un univers cruel où l'enfant est souvent confronté à la haine et à la peur. La langue de l'écrivain est tour à tour savoureuse et grossière et nous fait passer sans transition du fantastique au grotesque.
Gérard-Henri Durand,
critique littéraire