L'année littéraire
Dernière année d'un siècle où le foisonnement règne de plus en plus en maître. Ce sont des divisions arbitraires que les siècles et les hommes ont cru par là mettre en ordre le temps. Bientôt l'ouvrage apparaîtra, achevé, Littérature du xxe siècle, venant après les quatre tomes précédents, car ces cloisonnements séculaires débutent avec l'époque de l'imprimerie consacrant le règne du livre, aujourd'hui menacé. En cette fin de siècle, les certitudes se sont changées en questionnements. Les sociétés occidentales sont en mal de repères. La littérature elle-même ne dispose plus de phares éclairant le bouillonnement des flots (publication à la « rentrée » du mois de septembre : 334 romans français, 177 étrangers dont 88 issus de la langue anglaise). La fin du xxe siècle consacre l'effacement des grands écrivains, de même que des grands penseurs – ce qui ne va pas sans quelque nostalgie – et du coup la critique, également multiple et dispersée, n'ose plus trancher du bien et du mal. Elle se contente de se laisser prendre à tel ou tel éclat d'un kaléidoscope, sans cesse secoué, où les particules colorées n'auraient plus le temps de présenter l'ordonnance de figures symétriques.
Un grand nombre de romans témoignent, plus que jamais, d'un sentiment de discontinuité, soit par leur intrigue, soit par leur style, souvent conjuguant les deux approches. L'information, torrentielle et éphémère, charriant dans son flot boueux ses épaves de guerres et de désastres, la technique même de l'image toujours plus présente, fondée sur les ruptures brutales de plan à plan, sans compter la tentative de renouvellement constant des désirs, tout cela entretient la sensation d'un temps morcelé, de même que celle d'un monde chaotique, dépourvu de logique, où nous sommes contraints de vivre.
Et, en cette dernière année du siècle, disparaît avec Nathalie Sarraute un auteur important dont l'œuvre est un effort constant de rendre la discontinuité même du langage. Par l'influence qu'elle a eue sur les jeunes générations d'écrivains, elle était à sa façon le dernier représentant de ces grands auteurs dont elle niait les conventions. Son style, truffé de points de suspension, fondé sur la langue quotidienne, vise à nous suggérer les béances de l'être. L'intrigue, le personnage s'effacent au profit de ces conversations piégées, à la fois comiques et tragiques, dont nous sommes tous prisonniers et souvent victimes. Par là elle rejoignait l'universel.
Malgré tout dans l'œuvre de Nathalie Sarraute demeure une férocité joyeuse de vivre – ce qui pourrait expliquer sa longévité – qui ne se retrouve pas dans de nombreux livres aujourd'hui proposés. Ainsi Alain Sevestre (Entrée en matière) s'il se complaît aux tics du langage actuel, fait de son narrateur un cynique sans illusion, adepte d'une vie à distance. Bernard Desportes (Vers les déserts) travaille sur un récit lacunaire mais où l'obsession tient lieu de continuité. Le constat demeure désespéré. À l'inachèvement de soi répond l'implacable similitude des villes, l'identique abêtissement. Un premier livre, In situ de Patrick Bouvet, se fonde techniquement sur l'invasion des projections multiples où le lecteur comme environné d'écrans se perd. Un autre premier roman, au titre sigle mystérieux, O.D.C. de Clelia Aster, s'égare dans dix jours d'errance et trace, ce faisant, l'esquisse d'une époque en proie à toutes les lâchetés et éventuellement perversions. Du langage Pierre Sansot (Il vous faudra traverser la vie) ne perçoit plus que les stridences cacophoniques, alors même que la narratrice se prépare à mourir et tente de dresser l'impossible inventaire. Dans le Psychanalyste de Leslie Kaplan, s'entrecroisent les voix des patients (« j'avais l'impression que j'étais cassé comme les pierres, en morceaux, éparpillé, jeté partout »), trame brisée, où s'insère la voix d'une narratrice et s'entremêlent des références à Kafka et au cinéma.
Nathalie Sarraute (1902-1999)
Née en Russie, installée à Paris dès l'âge de 8 ans, vers la quarantaine elle abandonnera le barreau pour se consacrer à la création littéraire. Très vite elle entend peindre des états psychologiques plutôt que des personnages. Tropismes (1939) insiste sur les variations de ces états, puis elle s'efforce de rendre jusqu'à leur simultanéité : Portrait d'un inconnu (1948). Dans un essai (l'Ère du soupçon, 1956) elle récuse les conventions du roman traditionnel et définit le personnage comme « un porteur d'états parfois encore inexpliqués et que nous retrouvons en nous-même ». Avec le Planétarium (1959) s'affirme une certaine reconnaissance et le début de son influence. Chez elle la frontière entre le roman et l'œuvre dramatique a tendance à s'effacer et la pièce Pour un oui ou pour un non (1982) consacre assez vite son talent dans la mesure où l'absence de personnages proprement dits n'empêche pas d'enquêter dans les modes de conversation et d'y découvrir une sorte de situation de guerre – froide ou chaude – entre les êtres. Elle retrouve ainsi et renouvelle le conflit dramatique. Avec ses deux derniers livres Ici (1995) et Ouvrez (1997) sa maîtrise paraît à l'évidence comme elle fait surgir de la gangue des codes culturels et sociaux « l'expression spontanée d'impressions très vives », ce qui ne va pas sans une certaine jubilation.
Je et multiples de je
Un trait commun à beaucoup de ces livres demeure depuis plusieurs années la présence d'un narrateur, d'un Je, dont le discours le plus souvent ne trouve cohérence que dans l'incohérence, que dans le constat de l'absurdité de l'existence. Certes nous avons rarement affaire à une autobiographie immédiate, mais, sous le déguisement du narrateur, l'écrivain demeure présent et entend mettre en scène l'entier d'une subjectivité que colorent ses propres interrogations. Le « je » se retrouve proche alors du délire, va d'égarement en égarement au risque de se perdre. « Je mélange tout, je vais trop loin, je détruis tout... » écrit Christine Angot dans l'Inceste, livre-cri, déchirant pour certains critiques, insupportable pour d'autres. Ici l'intime, le corps, l'écriture se confondent en un semis d'éclats coupants.