C'est que cette première personne demeure le seul instrument d'exploration du domaine sensible où les écrivains se sentent encore les maîtres. Du même coup ils soulignent les contradictions d'une société qui, d'un côté, semble privilégier l'idée de l'existence individuelle et, de l'autre, la nie. Le monde de Jean Echenoz (Je m'en vais, Prix Goncourt) se dérobe constamment, tandis que le narrateur rusé semble vouloir garder pour lui une partie de l'insaisissable vérité. En même temps, l'auteur construit une intrigue complexe jouant sur les registres de l'aventure et du policier. Livre habile traçant des signes dont les valeurs s'inversent, tandis que la double intrigue présente, en fait, une sorte de dédoublement du Je. Tiphaine Samoyault, passée de l'essai au roman, dans la Cour des adieux, met en place une autre technique de l'approche de la complexité de l'être : une femme se raconte devant deux caméras, double effet de miroir qui l'emmène sur les chemins de l'enfance, la fait se découvrir « prisonnière des mots ». Elle aussi « s'en va » mais en indiquant que l'écriture est une façon de perpétuer la vie.
Patrick Modiano met en page trois « je » féminins successifs (Des inconnues) qui toutes revivent un moment déchirant de leur existence, la seule façon non pas de trouver un sens à leur existence mais de simplement se prouver qu'elles existent.
Deuil
Avec cette importance accordée à la parole exacerbée du « je » dans l'écriture de cette fin de siècle, il n'est pas étonnant qu'elle devienne souvent un travail de deuil. Ainsi, avec Horsita, Lorette Nobécourt nous présente une jeune femme s'interrogeant sur le journal de son père se ralliant à l'Allemagne pendant la guerre. Si son héroïne, vivant par ailleurs loin de la France, se demande « comment narrer ces événements dans leur continuité ? », ce qui lui importe avant tout c'est de s'en délivrer et nous voyons ici apparaître la nécessité de fonder de nouveaux repères. Sa Majesté la Mort est un récit signé Myriam Anissimov où une autre jeune femme tente d'évoquer le destin de deux oncles pris dans la Shoah et devant « la banalité du mal » la seule thérapeutique demeure l'écriture. Oscillation encore entre deuil et écriture comme raison de vivre avec Berg et Beck de Robert Bober où Berg qui, à la différence de Beck, a échappé à la rafle du Vél d'Hiv et continue d'écrire au disparu des lettres nécessairement sans réponse.
Si Nathalie Rheims (L'un pour l'autre) trace le deuil émouvant du frère disparu, ou Brigitte Giraud (Nico) constate la désintégration d'une famille, Amélie Nothomb en profite pour dresser le tableau sans concession d'une société : dans Stupeur et Tremblements, sa narratrice décrit la vie d'une entreprise japonaise toute entière fondée sur la hiérarchisation et l'humiliation (signalons que l'auteur est née au Japon).
Se perdre, s'évader
Si les idées de perte et de dépossession peuvent également servir de signes de reconnaissance entre de nombreux ouvrages, le mode de traitement peut varier et conduire à une sorte de tentative d'évasion, qu'elle soit ou non impossible. Simple égarement de Gavarine, le héros de Mon grand appartement, signé Christian Oster, qui commence par perdre les clefs de son appartement. Mais, de perte en perte, de digression en digression, il se découvre la volonté d'être père. Le thème peut prêter à dérision mais l'évasion involontaire a conduit à un refus des séductions sans lendemain, à un début de réinsertion dans une continuité. Le peintre à la recherche du vide dans Violante d'Alain Veinstein, devient peu à peu aveugle et c'est seulement alors que s'esquisse une ombre d'espoir dans la vision entraperçue de la silhouette blanche de sa petite fille. Autre défaut de vision avec le Mur de Broadway de Gilles Petel qui consiste à « mal percevoir le contour des choses », défaut non de l'œil mais de l'esprit d'un apprenti philosophe qui, cheminant entre rêve et réalité sordide, ne trouvera d'évasion que dans le vol.
Antoine Volodine a fait ses premières armes dans l'imaginaire de la science-fiction (le genre est en France considéré comme mineur) dont il conserve le goût pour les univers parallèles, qui en dépit des artifices de narration, sont des reflets des aspects les plus tragiques de notre propre monde. 49 « narrats » composent Des anges mineurs, où se retrouvent les échos de la sanglante faillite du communisme soviétique, tout en jonchant de récits brisés un arrière-plan de steppes désolées. À l'opposé de cette noirceur, le monde limpide et lumineux de J.-M.G. Le Clezio (Hasard suivi d'Angoli Mala) mais où l'on fuit également les âpretés du quotidien à la recherche d'une innocence perdue, mirage miroitant.
Violence et cruauté
La violence fait partie de notre monde, mais si le plus souvent le héros de roman est d'abord victime, il peut advenir que le propos s'inverse et qu'infliger la souffrance devienne le sujet. Il peut être traité par l'entremise de la fable, comme chez Pascal Bruckner (les Ogres anonymes) où deux contes cruels au style percutant jonglent avec la part noire de l'être. Il peut devenir quasiment obsessionnel, ainsi avec Place de l'Estrapade de Vincent Landal où le narrateur dresse un inventaire des tortures devant le prisonnier qu'il compte mettre à mort parce qu'il a tué la femme que tous deux aimaient. Ce qui ne va pas sans la peinture angoissante de l'étrange relation bourreau-victime, sujet que d'autres ont abordé mais que l'auteur traite avec talent.