L'année de la musique
Pour la musique, 1998 restera une année de créations. Les célébrations n'auront guère fait florès, les seuls anniversaires d'importance s'étant montrés discrets : premiers centenaires de l'Allemand Hanns Eisler, compositeur de prédilection de son compatriote et exact contemporain Bertolt Brecht, et de l'Américain Gershwin, héros de Broadway, mais aussi neuvième centenaire de la très mystique Hildegard von Bingen, née la même année que l'ordre de Cîteaux.
La huitième édition du Festival Présences de Radio France célébrait Iannis Xenakis, qui se voyait offrir pour ses soixante-quinze ans une rétrospective inscrite dans la musique française des trente dernières années, des hommages rendus par le Japon et par le Groupe de recherche musicale (GRM). Ce panorama s'est ouvert sur un concert monographique confié à l'Ensemble ST-X de New York et à son chef, Charles Zacharie Bornstein. Choisis par Xenakis lui-même, ces artistes jouent sa musique avec une précision de sculpteur, à la mesure de cette création virtuose difficile à restituer dans ses tensions et son absence obsessionnelle de vibrato. Dirigé par Pierre-André Valade, l'Ensemble Court-Circuit proposait quatre partitions plus ou moins proches du courant dit « spectral ». L'une d'elles était signée par l'initiateur du mouvement, Gérard Grisey, qui disparaîtra neuf mois après ce concert. Son Vortex Temporum confirmait combien la personnalité de ce compositeur était l'une des plus inventives de sa génération. Tout comme son disciple Philippe Hurel, dont les Six Miniatures en trompe-l'œil débordent d'énergie et scintillent de timbres éclatants.
Moins d'un mois plus tard, Henri Dutilleux offrait, à quatre-vingt-un ans, The Shadows of Time à Seiji Ozawa et à l'Orchestre symphonique de Boston, qui le donnaient à Paris quelques jours après la création mondiale dans la capitale du Massachusetts. Écrite pour une formation classique à laquelle s'associent brièvement des voix d'enfants, l'œuvre compte cinq épisodes et un interlude. Son principe unificateur est le temps et l'espace.
György Ligeti était l'un des piliers de la dernière saison du théâtre du Châtelet version Lissner, quatre mois avant la fermeture du lieu pour travaux. Le théâtre parisien reprenait la production du Grand Macabre, présenté l'été précédent au Festival de Salzbourg. Tout ce qui fait la personnalité de Ligeti se retrouve dans son grand opéra. Créé en 1978 à Stockholm, vu à Paris en 1981, le Grand Macabre, adapté d'une pièce de Michel de Ghelderode, est pour le compositeur « une sorte de farce noire » proche du monde de Bosch et de Topor. Ligeti y raille la mort, cette bavarde éthylique que chacun craint mais qui finit par s'effacer pour laisser quelque répit à l'humanité. Plongeant son propos dans une apocalypse postatomique emplie de personnages familiers, le metteur en scène Peter Sellars s'adresse ouvertement au public d'aujourd'hui.
Un demi-siècle de musique concrète
Peut-on concevoir une musique sans notes ni partitions, la réaliser avec non plus des instruments mais des machines, inscrire directement le son sur un support pour le travailler et le composer, et, en ce cas, s'agit-il toujours de musique ?... Telles étaient les conjectures de l'ingénieur Pierre Schaeffer (1910-1995) lorsque, en 1948, il découvrit la « musique concrète », qui allait bouleverser l'histoire de la musique. Polytechnicien, Schaeffer s'attacha aux capacités expressives du son enregistré, à sa valeur sonore, manipulant, rassemblant et montant quantité de fragments. Le 20 juin 1948, Radio Paris Club d'Essai diffusait la première expérience du genre, Concert de bruits de Schaeffer. Le premier musicien à se rallier à lui fut Pierre Henry. De leur association naquit, en 1950, Symphonie pour un homme seul. Tous les compositeurs se précipitèrent alors dans les studios de Schaeffer : Varèse, Mcssiaen, Boulez, Berio, Stockhausen, Xenakis... Peu à peu sont apparus des adeptes exclusifs, comme François Bayle, directeur du GRM de 1966 à 1996. La famille GRM compte aujourd'hui plus de 200 membres, et 1 300 pièces électroacoustiques y sont nées. Aujourd'hui, le GRM a fait des émules partout dans le monde. La France compte une vingtaine de studios, soit publics, comme ceux de Bourges, Lyon, Marseille ou Nice, soit privés, comme l'UPIC de Xenakis. En 1975, le GRM a vu apparaître un confrère de poids, l'IRCAM. Il a également profondément marqué les musiques populaires.
Fin octobre, Cité de la musique, Boulez donnait à la tête de l'Ensemble intercontemporain sa dernière œuvre achevée à ce jour, Sur incises, deux mois après sa création à Edimbourg. Cette grande page de quarante minutes découle d'une pièce pour piano de virtuosité écrite en 1994 pour le Concours Umberto Micheli de Milan. Jugeant que le matériau initial pouvait être développé, le compositeur a eu l'idée d'écrire Sur incises pour le quatre-vingt-dixième anniversaire de Paul Sacher. « Après avoir envisagé une œuvre concertante, se souvient Boulez, j'ai songé réunir trois pianos pour multiplier l'instrument originel par ses propres images. J'ai ensuite souhaité amplifier les sonorités des pianos par des instruments résonnants de nature différente. C'est ainsi que se sont ajoutées trois harpes et trois percussions à hauteurs précises. » Cette partition, d'une richesse inouïe de timbres et de sonorités pleines et sensuelles, est d'un chatoiement incessant.
Saison à l'Opéra de Paris
L'Opéra de Paris proposait une saison variée. La réussite n'était pas toujours au rendez-vous, mais le travail accompli par Hugues Gall donne à la « vieille boutique » un allant qui lui a longtemps fait défaut. Pour son entrée au répertoire de l'Opéra-Bastille et son retour à l'Opéra de Paris après treize ans d'absence, Tristan und Isolde a connu quelques vicissitudes. Après une première alerte, la défaillance de Sabine Hass que remplaça Anne Evans, il a fallu pourvoir au forfait de cette dernière le soir de la première. Par chance, sa doublure, Carol Yahr, a sauvé la soirée in extremis. Isolde physiquement crédible, la soprano américaine n'a pas tout à fait le volume ni le souffle, mais sa ligne de chant est ferme et endurante. S'il est difficile de trouver une Isolde, ça l'est plus encore pour Tristan. Habitué de Bayreuth, Wolfgang Schmidt, qui faisait lui aussi ses débuts à l'Opéra de Paris, possède une voix cuivrée et tient la distance en prenant systématiquement les notes par « en dessous ». Le reste de la distribution s'est révélé excellent : René Pape, Roi Marke impressionnant de noblesse, Monte Pederson, Kurwenal emporté et fragile, et la solide Brangäne de Jane Henschel. Pourtant, le public n'a pas vibré à l'écoute de ce spectacle. Certes le duo du second acte est intense, certes la longue agonie de Tristan est déchirante, certes le monologue de Marke est bouleversant d'humanité. Mais on le doit à la seule musique et, peu ou prou, aux chanteurs. Sur la scène, rien. Surtout pas de direction d'acteurs, les chanteurs étant abandonnés à eux-mêmes.