Deux « classiques » n'appartenant apparemment pas à cette catégorie peuvent cependant y entrer : Léon Tolstoï, romancier révélé en tant que dramaturge puissant tourmenté et illuminé par Anne-Marie Lazarini au Théâtre des Athévains avec la Puissance des ténèbres, et plus encore Nathalie Sarraute que Jacques Lassalle a littéralement fait redécouvrir au travers de sa mise en scène stupéfiante de Pour un oui, pour un non, au Théâtre national de la Colline. Contrairement aux habitudes qui font du théâtre de Sarraute un théâtre intellectuel au sens le plus abstrait du terme, le metteur en scène lui a rendu chair et vie, frémissement et émotion, mettant du même coup à jour une violence verbale et physique jusque-là insoupçonnée. De même qu'il y a eu pour Molière un « avant » et un « après » Planchon à la suite du Tartuffe mis en scène par ce dernier, dans les années 60, il y aura, avec cette mise en scène de Pour un oui, pour un non, un « avant » et un « après » Lassalle dans la manière d'aborder l'œuvre de Sarraute.
Sur les scènes du théâtre privé
Toutes ces confirmations, révélations et découvertes sont le fait uniquement du théâtre « subventionné », comme si le « privé » se montrait incapable de suivre le mouvement des nouvelles écritures, voire de les précéder ainsi qu'il le fit à l'époque héroïque des petites salles où l'on créait Beckett, Ionesco, Adamov. De fait, l'année 1998 aura été celle du rappel des valeurs sûres – Anouilh d'Ardèle ou la marguerite, Sagan de Château en Suède, Pagnol de la Femme du boulanger et des Marchands de gloire, Roussin des Œufs de l'autruche et de la Mamma, Tennessee Williams de la Ménagerie de verre, sans parler du Corneille d'Horace et du Cid revisité sur le mode du flamenco. Seules quelques salles ont joué la carte du risque avec la création d'œuvres contemporaines, pour la plupart anglo-saxonnes. Au théâtre La Bruyère, Stephan Meldegg a proposé Pop Corn de Ben Elton ; à la Gaîté-Montparnasse, Louis-Charles Sirjacq a adapté Skylight de David Hare, interprété par le couple Chesnais-Zabou. Il s'agit à chaque fois de comédies qui, à défaut d'une écriture originale, tentent d'appréhender une réalité sociale derrière le masque du rire. Dans Pop Corn, c'est le pouvoir des images et de leur violence, confronté à la réalité ; dans Skylight, c'est l'Angleterre thatchérienne dure aux défavorisés, sur fond de retrouvailles entre amants désenchantés.
Cependant, dans l'ensemble, les théâtres privés en sont restés à la formule éprouvée des vedettes habituelles (Pierre Arditi dans le Mari, la femme, l'amant de Guitry) ou plus inattendues (Michel Leeb dans Douze Hommes en colère de Reginald Rose). Même Eric-Emmanuel Schmitt – auteur « star » du privé qui a repris trois de ses pièces (le Libertin, le Visiteur et Variations énigmatiques avec... Alain Delon) – a dû y sacrifier à nouveau à l'occasion de la création de son Frederick Lemaître, écrit tout exprès pour Jean-Paul Belmondo.
Aux limites de la représentation
Loin de cette course au succès à tout prix (les vedettes coûtent cher !) comme du confort (et des soucis !) de l'institution, quelques personnalités inclassables de la scène française ont continué à creuser leur sillon, tentant de pousser le théâtre jusqu'à ses limites extrêmes – et, du même coup, lui restituant une force et une violence rarement atteintes –, Peter Brook le premier. Dans la suite de l'Homme qui, créé en 1997, d'après l'ouvrage du neurologue Sacks, il a tenté à nouveau, au travers d'un troublant voyage au centre du cerveau d'un homme à la mémoire sans fin, avec Je suis un phénomène, d'atteindre l'insondable, de montrer par le biais du théâtre ce qui ne se voit pas. Mais c'est sans doute Claude Régy qui a été le plus loin dans la voie de cette quête de l'immontrable avec Holocauste, poème de l'Américain Reznikoff évoquant l'extermination des Juifs. Pas de décor ici, pas d'image non plus, mais un comédien seul devant un public restreint, décrivant cliniquement l'horreur d'une voix blanche et cassée semblant, dans une lumière sourde et sombre, surgir d'outre-tombe, d'outre les camps, d'outre la mort. Hors de toute norme, ce spectacle – qui ne se voulait pas « spectacle » – semblait, paradoxalement, tant les esthétiques et les techniques sont différentes, faire écho aux Femmes de Troie créées au Théâtre national de Bretagne par Matthias Langhoff. Réflexion éprouvante et grave sur le tragique et sur la guerre, cette adaptation des Troyennes d'Euripide s'achevait sur d'ultimes plaintes, en même temps que les lumières s'éteignaient, laissant les spectateurs dans le noir. Comme si, à un certain niveau d'inhumanité et d'insupportable misère, le théâtre ne pouvait plus « montrer » mais seulement « faire entendre ».
Palmarès du Syndicat professionnel de la critique dramatique (saison 1997/1998)
Grand prix : Dans la compagnie des hommes, de Bond (Alain Françon au Théâtre national de la Colline, à Paris)