Grotesque mais d'une lucidité extrême sur le pouvoir et ceux qui l'ont conquis, cette « farce » prenait des allures de leçon de civisme roborative, dans la lignée des Voeux du Président, autre création de Jean-Louis Benoît conçue en 1996 à partir des vœux de Nouvel An réellement présentés à la télévision par François Mitterrand lors de son premier septennat... Quelques mois auparavant, Jean-Louis Benoît avait signé avec les Fourberies de Scapin l'une des rares productions marquantes de la Comédie-Française – avec l'explosive version de Nathan le Sage de Lessing par l'Allemand Alexander Lang et la magnifique Cerisaie de Tchékhov « dérussifiée » par Alain Françon. Faut-il y voir un hasard ? Évidemment non. Les Fourberies de Scapin aussi bien qu'Une nuit à l'Élysée s'inscrivent tous deux à leur manière dans le droit fil du travail mené à l'Aquarium depuis 1972 – depuis sa création.
Membre fondateur et codirecteur de la troupe aux côtés de Jean-Louis Benoît, Didier Bezace y a pleinement participé, proposant notamment un triptyque embrassant l'histoire de la France, du Portugal et de l'Allemagne à l'heure du fascisme et composé du Piège d'Emmanuel Bove, de Peirera prétend... d'après Tabucchi, ainsi que de la Noce chez les petits-bourgeois suivie de Grand' Peur et misère du IIIe Reich de Brecht. Réalisé sur plusieurs années, ce triptyque a été repris fin 1997 - début 1998 au Théâtre de la Commune, le Centre dramatique national d'Aubervilliers dont Didier Bezace a été nommé alors le nouveau directeur.
Le renouveau du théâtre « d'art » et de « service public »
Cette nomination aurait pu n'être qu'anecdotique Elle constitue l'un des temps les plus forts de l'année 1998. De même que les nominations, à la même époque, d'Alain Françon à la tête du Théâtre national de la Colline, à Paris, et de Stanislas Nordey à celle du Théâtre Gérard-Philipe, le Centre dramatique national de Saint-Denis. Elle marque un retour en force des metteurs en scène décidés à remettre à l'ordre du jour la notion de « théâtre d'art » et celle de « service public ».
Par-delà les différences de personnalités et d'esthétiques, chacun des trois metteurs en scène professe, en effet, un même désir de rendre sa dynamique à une institution que l'on a dit trop souvent essoufflée, sinon usée. De même qu'il n'est pas innocent que Didier Bezace ait inauguré son entrée en fonction par la reprise de son triptyque ancrant le théâtre – et le spectateur – dans l'histoire, la mémoire, la société, de même il ne l'est pas moins qu'Alain Françon ait, pour sa première mise en scène en tant que directeur de la Colline, choisi de revenir sur une pièce de l'Anglais Edward Bond – la Compagnie des hommes – qu'il avait créée en 1992. À chaque fois, il s'agit de véritables « manifestes ». Manifeste, pour Didier Bezace, de défense et illustration d'un théâtre libre qui soit « un lieu d'exception », comme il dit, « où des gens sont invités à s'asseoir pour regarder le monde et se regarder eux-mêmes à travers les histoires plus ou moins loufoques qu'on leur propose ». Manifeste, pour Alain Françon, en faveur d'un théâtre « d'art » et « du texte », « utile » et ou, précise-t-il, « chaque représentation permette à chacun d'arracher au chaos un peu de sens ».
Pour le premier, cela s'est traduit par le refus d'une programmation figée à l'avance au profit d'une suite de cycles décidés en cours d'année, comme celui des Contes de la vie ordinaire, s'attachant à l'existence quotidienne des êtres au travers de diverses propositions, dont une adaptation d'extraits de la Misère du monde de Bourdieu. Pour le second, cela a donné la présentation d'écritures exclusivement du xxe siècle, signées Brecht (Dans la jungle des villes, mis en scène par Stéphane Braunschweig), Ibsen (Un ennemi du peuple, ressuscité par Claude Stratz), le Hongrois Schvvajda (le Miracle, révélé par Michel Didym), l'Américain Charles Reznikoff (Holocauste, découvert par Claude Régy) et Heiner Muller (Germania 3, repris par Jean-Louis Martinelli, directeur du Théâtre national de Strasbourg, où il l'avait créé).
L'exemple de Saint-Denis
Cependant, c'est Stanislas Nordey, au Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, qui s'est montré le plus radical dans sa volonté de rupture avec les habitudes pratiquées. Formé au Conservatoire, révélé dès sa première mise en scène à vingt-cinq ans (la Dispute, de Marivaux), habitué des écritures contemporaines (Pasolini, Genêt. Hervé Guibert, Heiner Müller...), il a pris la direction du Centre national dramatique, à trente et un ans tout juste, après avoir passé trois ans à Nanterre, comme directeur associé de Jean-Pierre Vincent au Théâtre des Amandiers. Entouré d'une équipe de comédiens dont la plupart sont des comparses depuis ses débuts, il se réfère aussi bien au Cartel qu'aux pionniers de la décentralisation (Hubert Gignoux, Gabriel Monnet...) et revendique, dans un manifeste, un théâtre citoyen rendu à son public – en l'occurrence les habitants de Saint-Denis. « Il ne s'agit que d'un retour aux origines, déclare-t-il. Des centres dramatiques comme celui de Saint-Denis n'ont pas été créés pour les spectateurs de Paris mais pour les gens qui vivent ici. Il faut qu'ils puissent y venir, qu'ils sachent que ce théâtre est fait pour eux. » Concrètement, cela a signifié, en plus d'un travail de « ratissage » sur le terrain auprès des associations, des lycéens, des enseignants, etc..., la décision d'ouvrir le théâtre à tous, tous les jours, douze mois sur douze, sans fermeture pendant les vacances. Cela a signifié aussi, sur le modèle de Vilar à Suresnes, l'organisation, un dimanche par mois, d'une journée « porte ouverte » permettant à chacun de découvrir le théâtre, des coulisses au grenier. Un prix unique des places (50 francs) a été instauré, sans exonération ni exception. Si un système d'abonnement a autorisé, du 1er janvier au 31 décembre, à assister à 10 spectacles pour 200 francs, les habitants de Saint-Denis ont bénéficié d'une faveur. Pour la même somme, ils ont eu droit à l'ensemble de la programmation – soit 24 spectacles, dont les trois quarts ont été, pour la plupart, le fait de jeunes compagnies invitées ou coproduites, suivant le principe cher à Nordey : « Si l'État nous donne de l'argent, c'est pour le redistribuer. »