Le débat sur les intellectuels est aujourd'hui souvent tronqué, car il considère comme des intellectuels ceux que l'on voit le plus sur l'écran. Or, il y a bien une vie intellectuelle qui correspond à des collectifs et à des lieux où la production prend corps. Puisqu'on évoque ici un dictionnaire, la récente publication de deux dictionnaires de qualité, et correspondant à un travail en profondeur, mérite l'attention et suscite le plus profond respect (voir le Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale, sous la direction de Monique Canto, PUF ; le Dictionnaire de philosophie politique, sous la direction de Philippe Raynaud et Stéphane Rials, PUF). À ceux qui veulent croire que la vie intellectuelle est en voie de disparition ou qu'elle se résume aux seuls intellectuels médiatiques et à leurs joutes manichéennes, ces publications montrent qu'une vie intellectuelle digne de ce nom existe.
La tentation négationniste de l'ultra-gauche
Si l'affaire Garaudy et les revirements pathétiques de l'abbé Pierre, qui avait cautionné dans un premier temps des écrits révisionnistes de son ami Roger Garaudy – les Mythes fondateurs de la politique israélienne (publiés par la Vieille Taupe) –, sont encore dans les mémoires, les conflits violents qui ont opposé des militants de l'ultragauche entre eux sont moins connus. Au début de l'été, l'auteur de romans policiers Didier Daeninckx – celui-ci avait déjà mis en cause après 1989 les alliances entre « bruns » (gauche communiste) et « rouges » (droite fasciste) – accusait publiquement des membres de l'ultragauche d'avoir des sympathies pour les thèses négationnistes de Faurisson. En visant nommément des écrits de Serge Quadruppani et de Gilles Dauvé publiés, en ce qui concerne celui-ci, dans des revues comme la Guerre sociale ou la Banquise, et en reprochant à l'écrivain Gilles Perrault de les soutenir (« L'ultragauche ne brille pas toujours par le bon goût. Ce n'est point, il est vrai, son objectif premier. ») dans sa préface à un ouvrage collectif – Libertaires et ultragauche contre le négationnisme –, Daeninckx attirait l'attention sur la tentation révisionniste de l'ultragauche. Une tentation déjà ancienne au demeurant : le glissement d'un communiste déporté comme Paul Rassinier, l'auteur d'Auschwitz ou le Grand Alibi, qui vient de faire l'objet d'un ouvrage (Comment l'idée vint à Monsieur Rassinier, par Laurent Brayard, Fayard, 1994), en témoigne. Par ailleurs, la librairie La Vieille Taupe, qui regroupe autour de Pierre Guillaume une mouvance anarcho-marxiste, a édité après 1979 des écrits négationnistes, à commencer par ceux de Faurisson.
Tout en rappelant le rôle de ces « assassins de la mémoire » (Pierre Vidal-Naquet), Daeninckx souligne également le réflexe idéologique qui est à l'origine de la dérive négationniste. Pourquoi ces auteurs cherchent-ils à relativiser le génocide nazi ? Pour Gilles Dauvé, par exemple, ce n'est pas Auschwitz qui permet de comprendre le nazisme mais l'inverse. « Cette mouvance, écrit-il, dénonce avec la même virulence le système capitaliste, dont le nazisme et le fascisme seraient des formes particulières, et le système stalinien. Pour elle, il n'y a pas de différence à établir entre toutes ces formes. D'où la tentation d'en banaliser certaines, comme la barbarie nazie, quitte à nier certains faits historiques. » Afin de ne pas opposer à tous les malheurs du monde, ceux du tiers-monde par exemple, un malheur plus grand, les négationnistes de l'ultragauche ont cherché à « faire sauter le verrou génocidaire » pour mieux relancer le processus révolutionnaire. Si des militants de l'ultragauche sont passés à l'extrême droite, d'autres revendiquent un négationnisme aux potentialités révolutionnaires.
S'il est indéniable que l'« antijudaïsme » de l'abbé Pierre a pu être attisé par des Italiens militants de la cause palestinienne exerçant une influence néfaste sur lui (voir Pierre-André Taguieff, in Esprit, août-septembre 1996), il ne faut pourtant pas en tirer de conclusions hâtives et imaginer que toute l'extrême gauche a été gangrenée par le négationnisme. Ainsi, Jacques Baynac, alors membre de la Vieille Taupe, protestait dès 1980 contre la banalisation de ces thèses par Pierre Guillaume et ses proches.
Olivier Mongin
Directeur de la revue Esprit