Amérique latine : la norme et l'exception
L'Amérique latine offre une image contrastée. Dans la plupart des pays du Sud, la régulation politique des conflits devient la norme, et l'on voit émerger, au sein des différentes classes politiques, un « consensus démocratique » propre à consolider les progrès économiques des dernières années. Le Mexique, à l'issue d'une année troublée, a lui aussi progressé dans cette voie (voir article). Mais, dans la zone caraïbe proche des États-Unis (Cuba et Haïti), l'absence de démocratie, le non-respect des droits de l'homme et le manque de progrès économiques ont en 1994 pris l'ampleur de problèmes internationaux.
Pluralisme et consensus démocratique
Nul doute que la croissance ne favorise la poursuite des expériences démocratiques. Ainsi, les campagnes électorales qui ont marqué la vie du Brésil, de l'Argentine, de la Colombie, du Costa Rica, de Panama ont fait apparaître un consensus sur la nécessité de poursuivre les politiques économiques libérales. En les assouplissant cependant : partout se fait sentir en effet le poids social de la rigueur budgétaire et, sans revenir à l'ancien populisme, la plupart des programmes politiques, à gauche et au centre, affichent la volonté d'entamer la lutte contre la pauvreté et de promouvoir le bien-être des classes moyennes – très affectées par la crise des années 80 – par des politiques hardies en faveur de l'éducation et de la santé. Le thème de la corruption, liée à l'expansion du trafic de drogue et qui n'épargne guère les leaders politiques, est également au centre des préoccupations, et, avec lui, celui de l'indépendance de la justice. Les taux élevés d'abstention (68 % au premier tour des présidentielles en Colombie) ou de bulletins blancs ou nuls (14 millions au Brésil) démontrent d'ailleurs la méfiance durable de la population envers les partis et les politiciens traditionnels.
Des taux de croissance enviables
Le succès économique des politiques d'assainissement monétaire et budgétaire, d'ouverture extérieure et de privatisations s'est largement confirmé en 1994. Plusieurs pays, l'Argentine, le Chili, la Colombie et le Pérou, connaissent des taux de croissance supérieurs à 5 %, soutenus par l'afflux des capitaux étrangers que rassurent la stabilité politique et la rigueur financière. Le Brésil, après 3 ans de récession, a retrouvé le chemin de la croissance (5 % en 1993, peut-être 6 % en 1994). Seul le Venezuela, dont l'économie dépend en grande partie des revenus du pétrole, en baisse, a vu reculer son PIB de 1 % en 1993 et ne devrait le voir s'élever que de 2 % en 1994. La faiblesse des salaires compense le retard technologique de nombreux secteurs de la production, mais les entreprises latino-américaines recherchent désormais par l'investissement l'augmentation de leur productivité, indispensable à l'essor des exportations. Les marchés intérieurs restent partout limités, en dépit de la croissance, par la pauvreté de la majorité de la population.
Présidentielles et législatives
Au Brésil, Fernando Henrique Cardoso, brillant universitaire et ministre des Finances du président Itamar Franco, auteur du 7e plan anti-inflation et créateur d'une nouvelle monnaie, le « real », alignée sur le dollar, est parvenu à ses fins : l'inflation (2 500 % en 1993) a commencé à reculer nettement en septembre (1,5 %). Il a été élu président de la République le 3 octobre, remportant 54 % des voix face à son concurrent de gauche. Luis Inacio « Lula » da Silva (27 %), pourtant donné gagnant au début de l'année. En Colombie, au terme d'une campagne marquée par les violences de la guérilla, et par un extrême éparpillement des listes locales, les élections législatives ont été remportées le 13 mars par le Parti libéral. Le candidat libéral à la présidence, Ernesto Samper, a été élu de justesse au second tour (21 juin), avec 50,3 % des suffrages. Cardoso et Samper se présentent tous deux comme des « sociaux-démocrates ».
Fidèle à sa tradition démocratique et à son goût pour l'alternance, le petit Costa Rica a élu dans le calme un nouveau président, le social-démocrate José Maria Figueres (7 février). Le Panama, qui n'avait pas connu d'élections depuis l'invasion américaine en 1989, a désigné, à une large majorité, Ernesto Perez Balladares (8 mai) pour succéder à Guillermo Endara. Bien qu'issu du Parti révolutionnaire démocratique, la formation du général Noriega (aujourd'hui emprisonné aux États-Unis), Balladares ne cultive ni l'antiaméricanisme ni le militarisme et s'est donné comme objectif de faire entrer le Panama dans l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA).
Les « quadras » au pouvoir
Les vainqueurs aux élections présidentielles se distinguent, à quelques exceptions près, par leur jeunesse : le Mexicain Zedillo, 44 ans, Figueres (Costa Rica), 39 ans, Samper (Colombie), 43 ans, Pérez Balladares (Panama), 47 ans, le Chilien Eduardo Frei, qui a pris ses fonctions en mars comme successeur du président Aylwin, 51 ans. Phénomène sans doute normal dans des pays à la pyramide des âges particulièrement jeune et où, comme au Mexique, les deux tiers des électeurs ont eux-mêmes moins de 40 ans. Mais il s'agit sans doute aussi d'un effet du tournant économique libéral pris partout à la fin des années 80 : la plupart de ces jeunes présidents ont une solide formation d'économistes (parfois acquise aux États-Unis) et présentent des profils de « technocrates » libéraux. À 63 ans, Cardoso, président de l'un des pays les plus « jeunes » de l'Amérique latine, se rapprocherait davantage des normes « à la française », tandis que l'âge du président du Venezuela, le respecté Rafaël Caldera, élu en décembre 93, à 78 ans, trahit le profond état de crise et de désarroi dans lequel se trouve plongé le pays depuis le début des années 90. Quant à Joaquin Balaguer, réélu (15 mai) pour la septième fois président de la République dominicaine, à 87 ans et bien qu'aveugle, il est le dernier représentant des dictateurs patriarches dont l'époque semble désormais révolue.
Précampagnes en Argentine et au Pérou
Dans les deux pays, les obstacles constitutionnels à la réélection du président en exercice ont été levés. Au terme d'un accord passé entre le Parti justicialiste (péroniste) du président Carlos Menem et le Parti radical de Raul Alfonsin, la Constitution argentine, en vigueur depuis 1853, a été réformée : le mandat présidentiel peut être renouvelé, mais il est réduit de six à quatre ans, et les pouvoirs de l'exécutif sont limités au profit du Parlement et de l'indépendance des juges. Au Pérou, le président Alberto Fujimori, qui peut se targuer des bons résultats de la lutte anti-guérilla, pourra également se représenter en avril 1995. Mais l'opposition, qui l'accuse d'être le jouet des militaires, tout-puissants dans le pays, a trouvé un candidat d'envergure internationale en la personne de José Perez de Cuellar, qui s'est déclaré candidat le 22 septembre au nom de la démocratie et du progrès social.
La fin des guerres civiles en Amérique centrale ?
Le 20 mars ont eu lieu au Salvador, en présence de 3 000 observateurs étrangers et de 12 000 policiers, les élections générales que prévoyaient les accords de paix signés entre le gouvernement et la guérilla en janvier 1992. Pour la première fois, le FMLN, ancienne guérilla transformée en parti politique, y participait en présentant Ruben Zamora, ex-guérillero. Calderon Sol, candidat de l'ARENA (parti d'extrême droite au pouvoir depuis 1989), l'a emporté largement au second tour (70 % des suffrages), au grand soulagement des milieux d'affaires. Tandis que le FMLN se propose de devenir une « opposition constructive », la distribution de terres aux soldats et guérilleros démobilisés (2 ha par famille), seule garantie d'une paix durable, se poursuit dans des conditions difficiles.