L'épuisement du discours théorique laisse le champ libre au renouveau d'un culte oublié : celui de « sire le mot ». La question du texte scénique redevient la hantise des metteurs en scène. L'écriture d'Hélène Cixous suscite à nouveau de grands et très longs spectacles. Ecrivain de théâtre rare et hautement paradoxal, Pier Paolo Pasolini remplace Thomas Bernhard sur les affiches de la nouvelle génération. Et l'on reparle beaucoup de l'indifférence de la plupart des metteurs en scène à l'égard des auteurs contemporains ; les comités de lecture n'ont généralement pas le pouvoir de faire jouer une pièce nouvelle. Un problème, parmi tant d'autres, qui annonce une future remise en cause des pouvoirs administratifs exorbitants des metteurs en scène.
Où sont les « rêveurs de spectacles » ?
Très souvent directeurs de théâtre, les metteurs en scène, quand ils établissent leur programmation, demeurent jaloux de leur propre vision du théâtre (par épigones interposés) ou des signes de reconnaissance de leur « tribu » particulière. Au Théâtre des Amandiers de Nanterre, Jean-Pierre Vincent, généreux, naïf ou hypocrite, dévoile cette crise en poussant le phénomène jusqu'à l'absurde : le directeur veut désormais partager son pouvoir institutionnel entre ses plus vieux complices (les dramaturges Jourdheuil et Chartreux) et la plus jeune coqueluche du théâtre dit (encore) d'avant-garde, le très « politically correct » Stanislas Nordey – celui dont il est de très bon ton, cette année, d'avoir vu le spectacle.
Autour des fantaisies impériales des metteurs en scène, les « professionnels de la culture » se multiplient et aucun ne se fait remarquer par le singulier génie que réclame la combinaison des talents d'autrui. Le siècle de Diaghilev s'achève et le métier (utopique) de « rêveur institutionnel » reste encore à inventer.
« L'autofiction » de Caubère
Seul en scène, le comédien Philippe Caubère parachève en 1994 une entreprise théâtrale jusqu'alors sans équivalent dans l'histoire du théâtre : le Roman d'un acteur, « épopée burlesque » en 11 épisodes de 4 heures ! Le public a suivi et soutenu cet incroyable pari théâtral. L'humour ravageur et gaillard de Caubère met en relief les multiples personnages que le comédien interprète simultanément. L'ensemble du « roman » est un hommage ambigu mais passionné à la grande « Ariane » : Ariane Mnouchkine, la créatrice et l'animatrice du Théâtre du Soleil, la dernière utopie du théâtre français, grâce à laquelle Philippe Caubère est devenu le comédien paradoxal, le romancier gestuel d'aujourd'hui.
Les Trois Sœurs, encore...
L'un des spectacles les plus appréciés de 1994 fut incontestablement la mise en scène des Trois Sœurs de Tchekhov par Matthias Langhoff au Théâtre de la Ville, à Paris. Et pourtant, il s'agit d'une des pièces les plus fréquemment montées des 20 dernières années... La lecture originale et forte du metteur en scène explique ce succès : dans un décor spectaculaire, Langhoff transpose la province russe de Tchekhov à l'époque poststalinienne ; le bovarysme des petits-bourgeois du siècle dernier se confond avec l'ennui de la « glaciation » brejnevienne. Le directeur d'acteurs en profite pour casser la trop fameuse petite musique » mélodramatique que l'on prête à Tchekhov, soulignant dans le texte une insolite vigueur.
Lauréats des Molières 1994
Spectacle privé : Le Visiteur
Spectacle comique : Qui saitout et Grobêta
Meilleur auteur : Emmanuel Schmitt (pour le Visiteur)
Meilleur metteur en scène : Beno Besson (pour Qui saitout et Grobêta)
Meilleure comédienne : Tsilla Chelton
Meilleur comédien : Jean-Pierre Marielle
Molière d'honneur : Jean Tardieu
La mort de Bernard Dort
À Paris, le jeudi 5 mai 1994 disparaît Bernard Dort, à l'âge de 65 ans. Fondateur, en 1953, de la revue Théâtre populaire avec Roland Barthes, Bernard Dort fut le principal commentateur de l'œuvre de Bertolt Brecht en France (Lecture de Brecht, Le Seuil, Paris, 1960). Essayiste de théâtre et conseiller littéraire (il récusait les termes de « critique » et de – dramaturge »), Bernard Dort fut le témoin le plus attentif des révolutions dramaturgiques qui agitèrent les années 60 et 70 (Théâtre public 1953-1966 ; Théâtre réel 1967-1970 ; Théâtre en jeu, 1970-1978 ; Le Seuil). Bernard Dort fut le successeur de Robert Abirached à la direction des spectacles du ministère de la Culture (1988-1989) ; mais ce remarquable professeur préférait sa liberté de « spectateur singulier » au périlleux exercice du pouvoir dans la corporation théâtrale. Le théâtre contemporain perd avec lui un témoin capital.
R. Abirached (sous la direction de), Histoire de la décentralisation théâtrale, vol. 3, Actes Sud, coll. « Papiers », Arles, 1994.
Philippe Caubère, le Roman d'un acteur, éd. Joëlle Losfeld, Paris, 1994.
Collectif : les Pouvoirs du théâtre, essais pour Bernard Dort, réunis par Jean-Pierre Sarrazac, Éditions théâtrales, Paris, 1994.
Christophe Deshoulières