Théâtre : l'année des « professionnels »
Stagnation
Une revue de presse de la saison théâtrale 1993-1994 et du début de la saison 1994-1995 met en évidence l'insatisfaction, voire la lassitude, des critiques dramatiques : la vie théâtrale française et parisienne n'offre plus le spectacle de découvertes régulières ; la notion d'événement artistique – et son historicité revendiquée par une conscience « d'avant-garde » – semble avoir déserté le théâtre français pour survivre (à peine) parmi les autres arts du spectacle : danse et cinéma. Grand ordonnateur du spectacle des jeux Olympiques d'Albertville en 1992, le chorégraphe Philippe Decouflé construit en 1994 ses Petites Pièces montées avec une « danse théâtrale » qui détourne les acquis de la dramaturgie contemporaine. Chef de file des « quadras » de la mise en scène, référence obligée du théâtre français, Patrice Chéreau, en 1994, n'est plus présent qu'à l'opéra (Don Giovanni, Festival de Salzbourg) et au cinéma (la Reine Margot).
On a assisté à l'établissement de la « génération Bob Wilson » : le spectacle d'images a depuis longtemps remplacé ce « théâtre des idées » cher au défunt Antoine Vitez. Orlando, mis en scène par Bob Wilson et interprété par l'impassible Isabelle Huppert, semble rester dans les mémoires et les traces critiques comme le seul triomphe du « théâtre d'art » pendant la période 1993-1994... Privé de nouveauté, le théâtre contemporain se rejoue indéfiniment les « divines surprises » du proche passé : le syndicat de la critique décerne en 1994 le prix du meilleur spectacle étranger à la reprise du Baruffe chiozotte de Goldoni dans la mise en scène déjà historique de Giorgio Strehler. Bientôt – pourquoi pas ? –, on songera à institutionnaliser un répertoire des mises en scène en parallèle à celui des textes.
Les « corporartistes »
Ce phénomène de stagnation artistique et de récapitulation des formes favorise un apparent consensus ; en réalité, l'opposition entre théâtre public et théâtre privé devient toujours plus virulente. Il ne s'agit plus d'une opposition idéologique, comme autour de 1968, mais d'une farouche hostilité corporatiste. Celle-ci s'est manifestée en 1994 lors de la remise des Molières : les directeurs et les artistes des théâtres publics ont boycotté la cérémonie, dont l'aspect médiatique ne profite plus qu'aux « machines à rire » du théâtre de boulevard.
D'un côté comme de l'autre, voici venu le temps des « professionnels ». Si le corporatisme du théâtre privé, aiguillonné par les soucis financiers, réussit à fédérer ses acteurs, les « corporartistes » du théâtre public agissent en ordre dispersé ; ils continuent à produire spectacle après spectacle, mais n'osent plus (re)construire des utopies. Car les responsables du théâtre subventionné dépendent des trop fréquents renouvellements de contrat du ministère de la Culture : peut-on manifester une politique artistique ambitieuse en seulement 3 ans ? Les « affaires » Jean-Marie Villégier et Jacques Lassalle, renvoyés respectivement du Théâtre national de Strasbourg et de la Comédie-Française de par la volonté souveraine du ministre, laissent un profond malaise. Quand les ministres successifs de la Culture sont avides de retombées médiatiques à court terme, peut-on encore mener à bien un projet artistique de longue haleine ?
Des talents sans discours ?
En 1994, le « mouvement » ministériel des responsables des Centres dramatiques nationaux démontre quand même qu'une nouvelle génération prend les commandes : Stéphane Braunschweig à Orléans, Robert Cantarella à Toulouse, Stanislas Nordey à Nanterre, Dominique Pitoiset à Dijon, Eric Vigner à Lorient voient ainsi récompensés leurs récents succès critiques. Des talents qui se cherchent un discours. Cette génération n'assume pas sans mal le lourd héritage des dramaturgies qui se bousculent depuis les années 50 ; elle cultive volontiers le désir d'un théâtre qui ferait table rase de tout cela. Quand ce désir n'est pas cyniquement réactionnaire, il s'inscrit dans les formes d'un théâtre « déthéâtralisé », minimal... Claude Régy est le grand aîné de cette génération qui ne dialectise plus ses contradictions.