Arts plastiques
Regard vers l'Allemagne
Joseph Beuys, puis Kurt Schwitters au Centre Pompidou, Sigmar Polke puis Thomas Schütte au Carré d'Art à Nîmes, Jörg Immendorff à Meymac, l'œuvre gravée de Max Beckmann aux Sables-d'Olonne, des expositions dans les galeries parisiennes les plus estimées : l'année de l'art contemporain aurait-elle été allemande ? La formule est excessive, mais elle témoigne du moins de la fascination que l'outre-Rhin exerce sur les artistes et les conservateurs français. Signe des temps ? Conséquence des révolutions actuelles dans le champ politique ? Symptôme d'un changement profond et peut-être d'une brisure ? Deux tendances transparaissent sous la surface des événements et leur apparent désordre, deux tendances qui se répondent et se complètent. La première tient à ce qu'un film canadien surnommait il y a quelques années « le déclin de l'empire américain », autrement dit l'absence de nouveautés et d'inventions sur la scène artistique new-yorkaise. Le dernier mouvement qui ait fait figure d'avant-garde, fût-elle fragile, a disparu voici une demi-douzaine d'années en même temps que ses héros, Jean-Michel Basquiat et Keith Haring. Et depuis ? Peu de chose, aucun courant qui ne se soit imposé avec netteté, mais nombre de reprises et de répétitions, pastiches de l'abstraction géométrique, variations sur les thèmes fournis jadis par Marcel Duchamp et Francis Picabia. L'humeur est à la rétrospective et le Muséum of Modem Art rend hommage à De Kooning et à Twombly, dont la notoriété s'est établie pour le premier durant les années 1940, pour le second au milieu des années 1950. Cette timidité, aggravée par la tiédeur du marché américain et par la morosité des galeristes, a pour effet d'affaiblir visiblement l'influence internationale de l'art américain contemporain. Le temps n'est plus où le musée national d'Art moderne célébrait Pollock et De Kooning et où les galeries aux alentours du Centre Pompidou cherchaient principalement œuvres et artistes d'outre-Atlantique. Sans doute, le musée des Beaux-Arts de Nantes et le Jeu de paume ont-ils rendu hommage à Joan Mitchell pendant l'été, mais ce fut pour mettre en évidence ce que l'artiste, issue de l'expressionnisme abstrait, a appris au contact de l'impressionnisme français, elle qui avait décidé de s'établir à Vétheuil, au-dessus d'un méandre de la Seine.
Un art marqué par l'histoire
Les Américains étant de moins en moins présents, les Italiens ayant à peu près disparu, les regards français se tournent vers l'Allemagne, comme ils se tournent, en tous domaines, vers l'Europe centrale et orientale. Or, que découvrent-ils ? Un art profondément marqué par l'histoire et, en ce sens, très différent du formalisme minimal et conceptuel. Chez Beckmann, ils trouvent des images aigres et cruelles de la guerre et de la République de Weimar. Chez Beuys, ils reconnaissent les signes d'une vie marquée de manière indélébile par l'expérience de la souffrance sur le front de l'Est, où l'artiste servit dans la Luftwaffe et fut très gravement blessé, vie tout imprégnée du sentiment du tragique et de la mort. En Immendorff, ils considèrent le peintre du passé allemand, celui dont les tableaux conjuguent satire politique, allusions historiques, références picturales et convictions morales. Avec d'autres procédés plus elliptiques, Sigmar Polke a dédié plusieurs séries de toiles à l'oppression, aux camps de concentration, aux propagandes de toutes sortes et aux fantasmes de la société de consommation. Rien de très réjouissant sans doute, mais une spectrographie sans concession du présent. Or, c'est de cela que les artistes se préoccupent désormais, réagissant contre « l'art pour l'art » hermétique et indifférent au monde qui s'est largement diffusé durant les années 1980. Cette décennie affectait de croire à la « fin de l'histoire ». Que l'art ne fût que critique de l'art, récapitulation de références, hommages distanciés, citations entrecroisées ou messages énigmatiques, qu'il ne traitât en somme que de lui-même avec quelque narcissisme ne choquait ni ne gênait. Les rayures de Daniel Buren faisaient allusion au passé de l'abstraction et dénonçaient la notion de beaux-arts. Le monochrome annonçait la mort de la peinture.
Doutes et ruptures
Cette année, exemples entre d'autres exemples, l'ARC a accueilli une exposition dénommée L'hiver de l'amour, et le musée des Sables-d'Olonne une autre, intitulée La chair promise, après avoir été d'abord titrée, plus explicitement, La viande. On a vu à l'École nationale supérieure des beaux-arts les visions organiques et sexuées du sculpteur et aquarelliste Anne Rochette et les images que les Cent Vingt Journées de Sodome de Sade ont inspirées au peintre Vincent Corpet. Dans deux lieux publics parisiens et une galerie, Camille Saint-Jacques a présenté des installations de bois taillés et gravés dites les Enfers, les Limbes ou les Apôtres, et des œuvres sur papier sous le label les Politiques. Dans une autre galerie, Ange Leccia projetait un montage vidéo composé à l'aide de séquences tournées durant la Seconde Guerre mondiale en Cyrénaïque et en Égypte. Rien de commun, du point de vue de la forme, entre ces artistes. Tout leur est bon et ils pratiquent, alternativement, quand ce n'est pas simultanément, la peinture à l'huile ou la vidéo, la taille directe ou le dessin. Mais ils appartiennent à la même génération – tous nés dans la deuxième moitié des années 1950 – et ils refusent tous, de plus en plus explicitement, de ne pas agir sur leur temps, de ne pas réagir contre ce qui les assaille à la télévision et dans les journaux. L'un d'eux, Bruno Yvonnet, s'astreint à une discipline singulière : peindre en une seule journée à partir d'un cliché pris dans les quotidiens de ce jour-là. Gérard Traquandi, s'éloignant de l'abstraction épurée et élégante qui a fait son succès, a recours à la photographie pour exhiber la vérité du paysage marseillais. Pierre Moignard et Marc Desgrandchamps déshabillent et torturent les corps de top models que les revues livrent à la concupiscence publique. Isabelle Champion-Métadier pratique la déformation et l'anamorphose pour pervertir la perception de la machinerie humaine telle que la médecine la connaît. L'énumération pourrait se poursuivre plus longtemps, d'autres noms mériteraient d'apparaître, l'essentiel du propos n'en serait que confirmé. Une génération nouvelle se lève et trouve les lieux où se montrer, centres culturels de la banlieue parisienne, galeries « jeunes » aux superficies réduites et aux moyens modestes. Il y a là, clairement, l'annonce d'un renouvellement.
Des institutions fragiles
Pendant ce temps, ennemies du risque, les institutions de premier plan poursuivent avec des succès inégaux leur politique d'hommages et de commémorations. Georges Braque a été célébré à la Fondation Maeght de la Ville de Paris, Fernand Léger fêté à Bâle avant de l'être prochainement à Paris. Il y a dans ces rétrospectives, souvent bien conçues, de quoi alimenter la curiosité de l'historien et l'admiration de l'amateur. Mais elles ne révèlent plus guère d'éléments inconnus. Pendant ce temps encore, d'autres institutions périclitent. L'année a été douloureuse pour quelques places fortes de l'art contemporain, suspectées pour leur gestion imprudente, mises en cause pour la faiblesse de leur fréquentation et l'ésotérisme de leurs choix. À Villeurbanne, à Grenoble, à Bordeaux, à Rennes, les questions que posent juges et responsables politiques sont identiques : pourquoi tant d'argent et si peu de visiteurs ? Pourquoi des budgets si lourds pour des manifestations qui exigent un mode d'emploi abondant ? Ce ne sont là sans doute que péripéties, accentuées par le climat actuel de suspicion. Il n'empêche. À leur façon, qui n'est pas poujadisme ni anti-intellectualisme primaire, ces affaires révèlent l'ampleur de la crise de conscience qui affecte l'art contemporain. Il y a dix ans, celui-ci triomphait, des musées s'ouvraient pour lui et les ventes aux enchères devenaient autant de happenings. Aujourd'hui, plus rien de tel : le désenchantement, l'effacement des références habituelles, mais aussi, à l'inverse, l'émergence de noms nouveaux et d'œuvres singulières habitées par le fantôme de l'histoire contemporaine.
Philippe Dagen