Journal de l'année Édition 1995 1995Éd. 1995

Chanson française : métis or not métis ?

Diffusion et marché

Dans les années 70-80, la promotion d'un disque passait par les émissions de variétés à 20 h 30, et les Drucker de ce monde se voyaient courtisés, flattés et sollicités car ils étaient le passage obligatoire vers le succès. Hormis cette tranche horaire (aujourd'hui pompeusement baptisée « prime time »), point de salut. Et l'artiste rejeté était condamné à la marginalité. Certains en étaient fiers et se comportaient comme des réfugiés politiques. Être persona non grata à l'ex-ORTF, comme sur les radios périphériques, était signe d'intégrité, et l'on était alors digne du label de qualité « NF » décerné par l'intelligentsia. Mais, concrètement, cela a aussi condamné les Catherine Ribeiro et autres Jean Vasca à une certaine clandestinité. Parmi les artistes « élus » des médias de l'époque, certains étaient des produits « porteurs », qui généraient des ventes considérables, alors que d'autres ne devaient leur survie qu'à la SACEM et ses droits de diffusion. Aujourd'hui – mais pour des raisons tout à fait différentes –, on constate le même phénomène. Les droits générés par la chanson française sont majoritaires dans la répartition des droits de diffusion, mais ils ne reflètent pas la vente de disques en France qui, elle, est toujours dominée par les Anglo-Américains. En clair, on ne vend pas ce que l'on diffuse... Cette constatation est d'autant plus vraie que les grandes émissions de variétés ont été tuées par l'audimat. Pascal Sevran a récolté le fonds de commerce des 20 h 30, c'est-à-dire le public qui écoute mais n'achète pas, celui toujours prêt à se faire bercer par Gloria Lasso mais qui ne supportait pas les passages promotionnels des artistes « label jeune ». Et les efforts pour rester « jeune » de la part des programmateurs et présentateurs de ce type d'émissions ont définitivement achevé le genre, si l'on excepte des programmes méritoires comme « Megamix » sur Arte... Avec la nouvelle loi dite, des « quotas », qui vise à imposer 40 % de chanson francophone et qui doit entrer en vigueur dès 1996, le schisme entre les droits de diffusion et le marché risque fort de s'agrandir. Pourtant, la chanson française va mieux, mais là nous sommes face à une autre sorte de dilemme.

Qu'est la chanson française ?

Et qui sera inclus dans les fameux 40 %, ou qui sera obligé de se battre pour se faire entendre dans les 60 % dits « de musique étrangère », dont 99 % sont anglo-américains ? Mory Kanté, les Gipsy Rings et Khaled avaient été sélectionnés par le « French Music Office » pour assurer un début de pénétration française sur le marché américain. Ce choix, en 1991, s'imposait d'office, « Yéké-Yéké » était un tube planétaire, les Gipsy Kings jouissaient d'une renommée mondiale et Khaled était « la » star montante. Mais la loi des quotas a choisi la définition la plus restrictive de la « francophonie », celle réduite à l'emploi pur et simple de la langue elle-même. Le marché intérieur se portera bien quand les exportations iront de même...

Certes, il y a sans doute encore de la place, voire une demande à l'étranger pour du « 100 % made in France », mais nous ne manufacturons plus du Piaf, ni du Brel. À tel point que des radios comme Nostalgie menacent de devenir elles-mêmes des producteurs car les maisons de disque ne font pas leur métier de découvreurs de jeunes talents dans ce créneau. Chez ces radios, chanson française rime avec métissage, et IAM est certainement une des réussites les plus spectaculaires de cette année. Mais si les quotas vont réinjecter artificiellement de l'argent dans la chanson française, ils ne vont pas pour autant résoudre le problème. Car, fondamentalement, il s'agit d'une crise d'identité et non d'une crise économique.

IAM (Donc je suis), dans la vague occitane du rap à la française, est la révélation 1994. Composé d'un melting-pot où se retrouvent l'Égypte, Madagascar, le Maghreb..., ce groupe, qui nous parle avec l'accent de Pagnol et défend l'OM avec une passion toute phocéenne, illustre d'une façon spectaculaire l'assimilation du rap des ghettos nord-américains au point d'en faire quelque chose d'autre et à 100 % hexagonal. Aujourd'hui signés sur une « major », après un parcours chez les labels alternatifs, ils n'ont – tout comme la Mano Negra – rien perdu de leur indépendance au passage. Leur dernier titre, « le Feu », sera certainement un des gros « cartons » pour 94, dommage qu'il nous faille attendre 96 pour les chiffres exacts...

Aux Victoires de la musique, Jordy, le plus gros exportateur (1,62 million de disques vendus hors de nos frontières !), se fit huer. Hélène, qui est sans conteste le véritable phénomène des années 1993-1994 et qui se trouvait nominée dans la catégorie Révélation féminine, eut droit à son tour aux huées du public du palais des Congrès, et le palmarès lui a préféré Nina Morato. Les ovations furent réservées à Barbara (absente) et à la famille Coquatrix (présente), et toujours dans la machine à remonter le temps, le meilleur spectacle musical de l'année a été Starmania !

Francis Cabrel, celui qu'on écoute mais dont on ne parie que rarement, est tranquillement en train de se tailler une place de choix dans le Panthéon de la chanson française. Des textes ciselés, des mélodies lancinantes, des arrangements suffisamment « modernes » pour le démarquer de ses prédécesseurs comme Brassens et saupoudrés de réminiscences « folk-rock », tout cela fait de lui une sorte de Dylan à la française. En plus, il vend... Son album Samedi soir sur terre a battu un record national : 1,2 million d'exemplaires vendus en cinq mois.

Kick

Les derniers de la classe, les accros des fenêtres s'il y a un radiateur à côté, les amateurs de boules puantes, bref, les cancres et les losers de tout poil ont enfin leur groupe phare ! Billy ze Kick fait un tabac en consolant, voire même en décomplexant, celles de nos chères têtes blondes qui sonnent le creux... et tous ceux qui, plus tard, essaient toujours désespérément d'inventer le fil à couper le beurre !

Musique et Europe

À l'heure européenne, c'est vers l'Allemagne – qui depuis la réunification est le troisième marché mondial après les États-Unis et le Japon – que les professionnels tournent leurs regards. Le « Pop Komm » est ainsi devenu l'autre rendez-vous important avec le Midem à Cannes. Outre-Rhin, notre production intéresse : Patricia Kaas, certes, par le fait qu'elle est bilingue, mais, et surtout, l'ensemble de nos rappeurs, de M.C. Solaar à Soon E. M.C. Et, chez nos amis britanniques, un timide pas euro-musical a été franchi en fin d'année avec la signature d'une convention bilatérale de collaboration entre le Sherwood College et son homologue français, l'Institut technologique européen des métiers de la musique, établissement unique en France qui regroupe non seulement l'étude de la lutherie et de l'acoustique, mais aussi d'autres activités et commerces liés à la musique.

Patricia Scott-Dunwoodie