Cinéma

La baisse de fréquentation en salles se confirme durant les dernières semaines de cette année par rapport aux mêmes dates de l'année passée. En l'absence d'un film aussi porteur que. en 1993, les Visiteurs, le score du cinéma français risque de descendre au-dessous de la barre des 30 % de parts du marché national, largement distancé par les films américains, parmi lesquels on note l'annuel Walt Disney Productions (le Roi lion), mais aussi des œuvres plus ambitieuses comme Philadelphia, de Jonathan Demme, ou la Liste de Schindler, de Steven Spielberg. La Reine Margot, de Patrice Chéreau, qui marqua le retour tant attendu d'Isabelle Adjani derrière la caméra, ne provoqua pas le raz-de-marée escompté. La grande surprise nous vint de Grande-Bretagne : 4 Mariages et 1 enterrement, de Mike Newell, rafraîchissante comédie de mœurs, arrive en tête du box-office français. Léon, le dernier opus de Luc Besson, totalise un nombre important d'entrées ; mais, produit par des capitaux majoritairement américains, il ne peut être considéré comme un film hexagonal.

Les plus gros succès de l'année (milliers d'entrées Paris)

4 Mariages et 1 enterrement (G-B) 1 432

Madame Doubtfire (É-U) 1 012

Léon (F) 780

The Mask (É-U) 692

Le Roi lion (É-U) 671

Philadelphia (É-U) 666

Forrest Gump (É-U) 640

La liste de Schindler (É-U) 590

Grosse Fatigue (F) 541

Speed (É-U) 540

Pulp Fiction (É-U) 515

True Lies (É-U) 513

La Vengeance d'une blonde (F) 507

La Reine Margot (F) 501

La Cité de la peur (F) 442

Les Vestiges du jour (É-U) 441

Les Aristochats (É-U) 432

Le Colonel Chabert (F) 418

Rasta Rockett (É-U) 393

Le Flic de Beverly Hills 3 (É-U) 393

France : divorce entre « auteurs » et public ?

Dès le mois de février, le double film d'Alain Resnais Smoking / No Smoking reçut cinq césars (meilleur film, meilleur metteur en scène, meilleur acteur, meilleure adaptation, meilleur décor), alors que Germinal, de Claude Berri, n'en obtint que deux, et les Visiteurs, un seul, malgré son succès public phénoménal. Ce mouvement s'accentue encore cette année, où seul le multinational Léon figure parmi les dix finalistes. En outre, l'alter ego des Visiteurs, la Cité de la peur, d'Alain Berberian, avec Les Nuls, est nettement plus limité dans ses ambitions. En revanche, une nouvelle génération de femmes cinéastes (si on excepte Claire Denis – J'ai pas sommeil –, qui a déjà une carrière derrière elle) émerge : Marion Vernaux (Personne ne m'aime), Tonie Marshall (Pas très catholique, une deuxième œuvre), Sophie Filières (Grande Petite), Pascale Ferran (Petits Arrangements avec la mort). Ces femmes cinéastes traitent de sujets intimistes, liés aux difficultés d'être jeune et de sexe féminin aujourd'hui, mais aussi des malaises existentiels de femmes de diverses générations, comme c'est le cas de Personne ne m'aime. Les styles de ces longs-métrages sont assez différents. On distingue un romanesque qui se réfère aux œuvres de François Truffaut (Mina Tannenbaum), l'héritage dur et naturaliste de Maurice Pialat (Grande Petite), mais également une démarche impressionniste inédite (Petits Arrangements avec la mort). Du côté des jeunes gens qui débutent dans le métier, le thème de l'intégration des beurs domine une fiction comme Hexagone de Malik Chibane, qui sert de contrepoint à l'action quasi improvisée de Trop de bonheur de Cédric Kahn. Les auteurs « arrivés » furent, comme l'année passée, rares à se retrouver réellement : Jeanne la Pucelle, de Jacques Rivette, n'atteint pas à la fluidité de la Religieuse, que le cinéaste tourna il y a trente ans, et démontre par défaut que ce dernier est surtout à l'aise dans les drames contemporains. André Téchiné (les Roseaux sauvages, prix Louis-Delluc 1994) et Jean-Claude Brisseau (l'Ange noir) confirment leur talent d'auteurs modernes, préoccupés autant de forme que de fond, mais n'innovent guère. L'Ange noir permet toutefois à Sylvie Vartan de prouver qu'elle a l'étoffe d'une vraie comédienne.

Engagements

On note un regain de l'engagement sociopolitique dans la production française et occidentale, essentiellement nourri par la question bosniaque. Quatre réalisateurs hexagonaux à la sensibilité différente l'abordent. Bernard-Henri Lévy et Alain Ferrari réalisent, avec Bosna !, un véritable pamphlet où se mêle, à un historique bien documenté du conflit, une virulente charge contre l'Occident et la France, accusés de laisser s'accomplir un génocide. Ce film provoqua de houleux débats jusqu'au sein même de l'Élysée. Lettre pour L..., de Romain Goupil, adopte une démarche plus subjective : à travers le parcours des divers points chauds de la planète (Moscou, Gaza, Berlin, Belgrade, Sarajevo...), l'auteur tente de retrouver l'esprit du gauchisme des années 1960, en souvenir d'une vieille amie malade qui lui rappelle leurs idéaux de jeunesse. Marcel Ophuls s'attache, dans Veillées d'armes, à piéger la vie au quotidien des correspondants de guerre internationaux qui couvrent les événements depuis plus de deux ans. Ce film est celui qui prend le plus de distance avec les faits pour promouvoir une véritable analyse polysémique du sujet. Cette guerre émeut suffisamment l'opinion publique française pour que le réalisateur et acteur comique Gérard Jugnot lui consacre un film : Casque bleu. La Bosnie n'est pas directement nommée mais personne ne s'y trompe. Les touristes échoués sur place font preuve d'un humour un peu lourd : le cinéma commercial français (bien plus timoré que son cousin américain) prend acte de la tragédie à sa façon. Notons que la France participa, avec la Grande-Bretagne, au financement de Before the Rain, du Macédonien Milcho Manchevski (lion d'or ex aequo à Venise avec Vive l'amour de Tsai Ming-Liang), film qui évoque en trois sketches qui s'emboîtent les uns dans les autres le drame de l'ex-Yougoslavie vu de l'intérieur.

Le retour du documentaire

Le documentaire social, aiguillonné par une grande cause (le retour du génocide), est revenu en force sur les écrans. La cause bosniaque s'impose d'abord. Attachés à témoigner d'un problème actuel et brûlant, ces films (Bosna !, Lettre pour L..., Veillées d'armes) adoptent volontiers un ton militant : les images d'archives (si récentes qu'on ne les distingue pas des plans tournés par les cinéastes) court-circuitent les entretiens avec les différents acteurs du drame. Ce sont des films (même celui d'Ophuls, apparemment plus « objectif ») qui traduisent un état d'urgence. Le ton et la conception des deux films-fleuves consacrés à la « question juive » : Tzedek – les Justes, de Marek Halter, et Tsahal, de Claude Lanzmann, sont très différents. Ici, tout provient de la force seule des témoignages, sans manipulation ni montage de vieux documents. Marek Halter fait un double renvoi dans son film : à la Liste de Schindler, de Spielberg, pour le fond (il interroge 36 « justes » qui, de par le monde, ont aidé à sauver des Juifs durant la guerre) et à Shoah, de Lanzmann, par la méthode (la force de la parole plus que celle de l'image). Lanzmann, justement, clôt avec Tsahal (nom de l'armée israélienne) sa trilogie consacrée à ce pays qui s'est ouverte avec Pourquoi Israël ? (1973) et s'est poursuivie avec Shoah (1985). L'écrivain-cinéaste pose, dès l'ouverture, les termes de son équation : « Sans Tsahal, la question de la paix entre Israël et ses anciens ennemis ne se serait jamais posée ; Israël n'existerait plus. » Lanzmann interroge donc un grand nombre de militaires, et envisage chacun d'eux comme un sujet. Le ton consensuel du film (que de nombreux commentateurs ont reproché à l'auteur) se rompt seulement un peu à la fin, où l'on voit des intellectuels israéliens contester les méthodes dont use l'armée (emploi d'une « torture légère ») envers ses prisonniers arabes. Écartant les « grandes causes », Raymond Depardon se livre avec Délits flagrants à un cinéma de proximité, un cinéma de citoyen. Il filme (et c'est une première, car ces procédures se déroulaient jusque-là à huis clos) quatorze délinquants mineurs, pris en flagrant délit (vol de sac à main, coups...) lors de leur audition avec un substitut du procureur qui leur signifie la nature de leur forfait, puis les relaxe en attendant le procès ou les défère immédiatement devant un juge si la faute est grave. Ici aussi, comme chez Lanzmann, on est face à une écriture documentaire dépouillée, qui se situe aux antipodes du cinéma militant de jadis.

États-Unis

Le cinéma engagé, parfois appelé avec ironie outre-Atlantique « politically correct », a aussi fortement marqué l'année cinématographique américaine : le retour sur la période nazie vue à travers la biographie d'un « juste » (la Liste de Schindler de Steven Spielberg) et le sida, enfin déculpabilisé par une production à gros budget (Philadelphia de Jonathan Demme), ont profondément sensibilisé les spectateurs français, car ces deux films se classent parmi les dix plus fortes recettes de l'année. Le schéma de ces produits est classique : il met en avant des personnages charismatiques qui portent sur leurs épaules tout le poids de la fiction et en résorbent parfois les contradictions. Forrest Gump, de Robert Zemeckis, qui narre trente ans d'histoire américaine (la naissance du rock, la guerre du Vietnam, le Watergate...) vue à travers les yeux d'un débile léger, accrédite la thèse de l'individu dépassé par les événements, et contribue à déculpabiliser les Américains à leurs propres yeux (« Nous n'étions que des innocents manipulés par des forces que nous ne maîtrisions pas », semblent-ils se dire). Le but de ces trois films, « néo-rooseveltiens » en somme, est de susciter en même temps la réflexion et un antidote (fondé sur la bonté humaine ou la foi en la démocratie) au malaise qu'elle suscite. Le désir de renouer avec leur passé (qu'il soit réel ou mythique) conduit les cinéastes du Nouveau Continent à essayer de retrouver leurs « vraies » racines. Ainsi note-t-on un curieux phénomène dans la résurgence actuelle du western. Tombstone, de George Pan Cosmatos, et Wyatt Earp, de Lawrence Kasdan. qui évoquent tous deux des figures mythiques du genre, le shérif Wyatt Earp et l'aventurier Doc Holliday, font table rase d'un demi-siècle de culture westernienne au cinéma pour tenter de brosser des profils réalistes de ces « héros », tels qu'ils « étaient » avant que les journaux, les bandes dessinées et le septième art ne les mythifient. Le résultat est d'une rare platitude, car la dimension symbolique des personnages était leur principal atout culturel... et leur principal intérêt.