Littératures
Littérature française
L'année 1994 ou la continuité dans la morosité, avec un peu plus de sérénité. Point de redémarrage fulgurant ni même de frémissement, mais en cette troisième année de crise les éditeurs commencent à mieux cerner les nouveaux comportements de leur clientèle et mettent au point de nouvelles stratégies. La rigueur est à l'honneur : sélection plus sévère des manuscrits, réduction des tirages et des mises en place initiales, prix de plus en plus serrés, multiplication des collections bon marché, tel le fameux livre à dix francs, pour lequel les éditeurs traditionnels se trouvent en situation de concurrence avec les poids lourds de la grande distribution... Dans ce contexte inédit, que devient la littérature, et plus précisément la fiction ? Paradoxalement, elle fait mieux que tirer son épingle du jeu. À la rentrée de septembre on comptait 217 romans – parmi lesquels 51 premiers romans –, contre 185 l'année précédente. Sensible augmentation due à l'apparition et à l'audace de jeunes maisons comme Le Serpent à Plumes, L'Arsenal, Dagomo, Gaia, Mille et Une Nuits, qui parient sur de nouveaux talents.
Comme il se doit, l'année a débuté par le défilé des vedettes. Et, pour ne pas dépayser le lecteur moyen – celui qui porte un béret basque et attend le métro à la station Denfert-Rochereau en lisant le Journal de l'année –, par un nouveau roman de Jean d'Ormesson. Après avoir ouvert l'année précédente par l'épopée d'un immortel, Histoire du Juif errant, c'est par les tribulations d'un mort nostalgique expliquant le monde à un esprit curieux, venu d'une autre planète, que le plus juvénile des académiciens a inauguré 1994. La Douane de mer, roman cosmique et métaphysique qui est à la fois un inventaire et un éloge du monde, a, par ailleurs, caracolé tout au long de l'année en tête des meilleures ventes. En compagnie du dernier roman, resté inédit, d'Albert Camus : le Premier Homme (Gallimard).
Les ténors
Autres valeurs consacrées qui ont étrenné l'année : d'anciens lauréats des grands prix comme Patrick Grainville avec les Anges et les faucons, exploration nocturne des mystères de Notre-Dame par un couple d'innocents aux prises avec des rapaces ; Tahar Ben Jelloun avec une confession sur l'amitié, la Soudure fraternelle (Seuil), et un roman sur la corruption, l'Homme rompu ; Michel del Castillo avec Rue des Archives, beau livre autobiographique sur les blessures de la mémoire ; Dominique Fernandez avec le Dernier des Médicis, évocation sulfureuse et baroque de l'ultime grand-duc de Florence au xviiie siècle. Dans Chien de printemps, Patrick Modiano s'est obstiné à achever ses souvenirs fictifs dans les méandres de déambulations parisiennes. Revenu à la littérature après un long détour par la diplomatie, François-Régis Bastide a donné avec l'Homme au désir d'amour lointain (Gallimard) une somme romanesque dans la lignée de Stendhal, du Gobineau des Pléiades et de Larbaud. Avec les Larmes, Françoise Mallet-Joris a redonné vie aux fastes et aux misères de la Régence tout en questionnant la douleur des femmes. Dans la Semaine anglaise, Pascal Laine a tracé le portrait émouvant de deux jeunes femmes de l'entre-deux-guerres aux prises avec les turbulences de l'Histoire, tandis que dans les Seins de Blanche-Neige Jean-Marc Roberts évoquait la figure d'un père hésitant entre la présence et l'absence. Roger Vrigny dans le Garçon d'orage narrait la tragédie d'un amour interdit sous la trompeuse façade du conformisme provincial. Enfin, Jean-Noël Pancrazi sondait le Silence des passions et les intermittences du cœur dans un roman tissé de nostalgies. Tranchant sur cette « littérature noble », Alphonse Boudard s'est attaché avec verve à l'hagiographie d'un « repenti de la malfaisance » dans l'irrésistible ascension de Saint Frédo.
Les discrets
Après les ténors, ce fut le tour des discrets, voire des maudits, avec Louis Calaferte, dont le Miroir de Janus, Carnets V et C'est la guerre reflètent l'itinéraire paradoxal d'un homme meurtri par la découverte de la « saloperie » humaine et cherchant son salut entre le giron de l'Église et la « mécanique des femmes ». Autre « méconnu notoire » : Alexandre Vialatte, qui ne fut jamais si présent que depuis qu'il est mort. Un nouveau recueil de chroniques, Chroniques des immenses possibilités, un éloge de l'Auvergne absolue et un roman inédit, Camille et les Grands Hommes, ont rappelé quel extraordinaire enchanteur était Alexandre le Grand, chantre inimitable de l'homme, de la faune, de la flore, de la grammaire et de la « grandeur consécutive d'Allah ». À la famille des écrivains secrets appartiennent Pierre Bergounioux, dont la Toussaint prolonge la quête douloureuse du sens et de la vérité à travers les souvenirs autobiographiques et une galerie de figures disparues ; Christian Bobin, qui est revenu après le succès considérable de le Très-Bas à son univers intimiste dans l'Épuisement (Le temps qu'il fait) ; Jean-Claude Pirotte, dont Plis perdus (La Table Ronde) prolonge le goût des vagabondages dans les paysages, les vignes et les livres. Danièle Sallenave, dans le Principe de ruine et les Cinq Minutes du diable (Gallimard), a donné une vision fuligineuse de l'Inde et dépeint la dérive de notre continent désaccordé. Nicole Avril, avec l'Impératrice (Grasset), et Catherine Clément, dans la Valse inachevée (Grasset), se sont toutes deux penchées sur le destin tragique de Sissi.