Finances internationales : le dysfonctionnement
Tout s'est passé comme si les marchés financiers, dans une incroyable sarabande, avaient voulu gâcher les cérémonies du cinquantième anniversaire de Bretton-Woods – l'accord qui avait jeté les bases d'un nouvel ordre monétaire, à l'issue de la Seconde Guerre mondiale. Pendant que, à l'occasion de cette commémoration, les dirigeants des pays du monde entier tentaient de réfléchir aux améliorations à apporter au système financier international et au régime des changes, les taux d'intérêt s'envolaient, le dollar plongeait et la spéculation secouait les marchés boursiers dans tous les sens. Pourtant, les conjonctures des plus grands pays du monde sont, depuis le début de l'année 1994, enfin arrivées « en phase » : croissance aux États-Unis, reprise en Europe, redémarrage au Japon. Les années précédentes, les décalages entre les situations conjoncturelles de ces trois zones avaient été à l'origine de bien des turbulences. Mais, contrairement aux espérances, le « rephasage » des cycles économiques n'a pas arrangé la situation ; jamais les dysfonctionnements des marchés des capitaux n'ont été aussi manifestes qu'en 1994.
Le dollar en piqué
Vers la fin de l'année 1993, la plupart des économistes prédisaient une remontée du dollar : les États-Unis sortaient de la crise et s'attaquaient à leurs déséquilibres, à commencer par le déficit budgétaire. Une grande partie des investisseurs ont écouté cette prédiction et ont placé leurs fonds sur le marché américain. C'est donc contre toute attente que le billet vert a chuté en flèche dès le début de l'année. Le 14 février, l'investisseur et gourou George Soros, qui, comme tout le monde, avait fait le mauvais pari, a perdu 600 millions de dollars en moins de 24 heures ! Depuis, la fièvre n'a pas lâché le dollar : entre janvier et octobre, il a perdu 13 % face au Mark, au franc et au yen.
Tout a commencé par des propos maladroits, tenus dans le cadre des très difficiles négociations commerciales entre Washington et Tokyo sur la réduction du déficit commercial croissant des Américains vis-à-vis des Japonais. Tokyo refusant le plan américain instaurant des limites chiffrées aux exportations nipponnes, la Maison-Blanche a laissé entendre qu'elle pouvait favoriser une baisse du dollar par rapport au yen, ce qui permettrait de rééquilibrer les échanges entre les deux pays. Dès lors, pour les marchés, le dollar était devenu une monnaie à risque. Malgré les tentatives américaines pour effacer cette bourde historique (« La prospérité a besoin d'un dollar fort », a répété Bill Clinton), les capitaux sont restés méfiants. Et les interventions massives et concertées engagées en mai par les banques centrales du groupe des sept pays industrialisés (G7) n'ont guère eu d'effet. Le dollar a donc tremblé toute l'année, au gré des rumeurs sur les négociations nippo-américaines. Circonstance aggravante pour le billet vert, la plupart des indices économiques publiés par l'Administration américaine se sont avérés plus vigoureux que ce que prévoyaient les analystes : croissance plus forte, créations d'emplois plus importantes, investissements plus solides, etc. Certains experts se sont alors demandé si l'économie américaine n'allait pas connaître une « surchauffe », c'est-à-dire une situation inflationniste, où la demande de biens croît plus vite que l'offre. La Réserve fédérale (la Fed, la banque centrale américaine) a cru bon de réagir très rapidement en augmentant, au début du mois de février, ses taux d'intérêt à court terme afin de refroidir la machine économique. Pour les marchés, cette réaction était la confirmation qu'il existait bien des craintes sur les prix. Leur méfiance vis-à-vis du dollar s'est renforcée et ce dernier s'en est trouvé fragilisé. La Réserve fédérale a ensuite relevé cran par cran ses taux d'intérêt à court terme, sans pour autant réussir à requinquer le dollar.
La crainte d'une surchauffe n'est pas la seule cause de la fragilité du dollar. Ce dernier pâtit d'une faiblesse plus profonde, l'incapacité des États-Unis à dégager une épargne intérieure suffisante. Ceux-ci continuent à vivre au-dessus de leurs moyens et, pour financer leurs investissements, ils sont obligés de s'endetter à l'extérieur. Le taux d'épargne américain, tiré vers le bas par le déficit public, ne représente que 15 % du PIB, contre 22 % en Allemagne et 35 % au Japon. Une situation qui pèse structurellement sur le billet vert.
Krach sur les obligations
Cette crise du dollar a débouché – ou s'est accompagnée – d'un krach sur le marché obligataire que personne n'avait non plus prédit. Pour compenser les risques d'inflation aux États-Unis et les risques de change sur le dollar, les investisseurs ont exigé des taux d'intérêt plus élevés : en neuf mois, le taux des obligations du Trésor américain à trente ans est passé de 6,3 % à près de 8 %.