La Russie et ses voisins
1993, la deuxième année de transition vers la démocratie, avait apparemment mal commencé dans l'ex-URSS. Faiblesse du pouvoir exécutif et imprécision des institutions en Russie, recul des thèses réformistes en Russie encore, et caractère indéterminé et chancelant de la Communauté des États indépendants. En une seule année pourtant, en dépit de crises successives, ces débuts peu prometteurs ont été pour l'essentiel transformés en une série de petites victoires.
La crise du pouvoir en Russie
Plusieurs éléments l'expliquent. La coexistence d'un double système institutionnel en premier lieu. Boris Eltsine, élu président de Russie au suffrage universel, doit composer avec une Constitution datant de 1978, amendée plus de 300 fois, mais dont la logique reste celle du système soviétique. Un Parlement issu du système électoral soviétique, élu au printemps 1990 et dont les éléments les plus réformateurs ont été appelés par Boris Eltsine au gouvernement ou à des fonctions administratives, et qui, par là même, a été conforté dans ses tendances conservatrices. Ce Parlement entend, appuyé sur la Constitution, représenter face au président une légalité dominante. Le conflit entre Eltsine et le Parlement, prévisible dès les débuts de 1992, éclate en 1993 et est, tout à la fois :
1) un conflit institutionnel : le pouvoir appartient-il à l'exécutif ou à un législatif fort ?
2) un conflit politico-idéologique : jusqu'où et comment réformer ?
3) un conflit de personnes, puisqu'il oppose à Boris Eltsine les ambitions de son président, Rouslan Khasboulatov. L'année 1993 s'est ouverte sur une défaite de Boris Eltsine, qui a dû accepter de se séparer de son Premier ministre réformateur Egor Gaïdar, au profit d'un homme de l'appareil militaro-industriel soutenu par l'Union civique d'Arkadi Volski et Viktor Tchernomyrdine. Par ce choix qui lui fut imposé, Boris Eltsine dresse contre lui un nouvel adversaire, le vice-président Alexandre Routskoï, candidat lui aussi au poste de Premier ministre et qui, déçu, fera bloc dès lors avec Khasboulatov et la majorité parlementaire pour refuser à Eltsine les pleins pouvoirs que celui-ci tentera d'obtenir pour imposer la poursuite d'une politique de réformes. Pour sortir de l'impasse politique. Eltsine provoque, le 25 avril 1993, un référendum populaire où il demande aux électeurs un vote de confiance à son égard, leur accord à la poursuite des réformes, leur accord à une élection législative anticipée et à une présidentielle anticipée. La réponse de l'électorat qui vote à près de 60 % est claire : oui à Boris Eltsine, oui à la poursuite des réformes, oui à une législative anticipée, non à une présidentielle anticipée. Vainqueur du référendum, Eltsine ne va pas jusqu'au bout et, plutôt que de dissoudre le Parlement, il continue à chercher le compromis, espérant obtenir l'accord des députés à une nouvelle Constitution – les projets constitutionnels se multiplient – et à une élection législative dont sortirait soit un nouveau Parlement, soit une Assemblée constituante.
À la fin de l'été, l'urgence d'une solution à cette impasse politique est évidente. Le Parlement bloque les lois, notamment celles sur la propriété, et par là il paralyse les réformes ; l'inflation continue à grimper, en partie parce que le Parlement qui a le contrôle de la Banque centrale soutient une politique inflationniste de subventions continues ; le désordre public – criminalité économique et délinquance ordinaire – atteint des proportions qui indignent la population ; enfin les grandes régions de Russie s'émancipent de la tutelle du pouvoir central déconsidéré, le privant notamment de toute recette fiscale. Boris Eltsine décide alors d'ouvrir la crise, et annonce la dissolution du Parlement, des élections législatives anticipées et une possible élection présidentielle pour le mois de décembre. Le refus du Parlement d'accepter ce calendrier électoral débouche sur une crise de quelques semaines – Parlement assiégé – puis sur le putsch des 3 et 4 octobre conduit par l'équipe Routskoï-Khasboulatov. De cette crise aussi Boris Eltsine sort vainqueur, ayant obtenu le concours d'unités d'élite pour réduire la résistance du Parlement. Le prix de la crise et de la victoire est certain. Près de 200 morts officiellement reconnus. Une année peu encline à participer à cette opération et qui en conserve une amertume considérable qui apparaîtra lors des élections du 12 décembre. Pourtant, le rétablissement de l'ordre a aussi des aspects positifs. Passé les premières journées où censure de la presse et interdiction de groupements politiques extrémistes peuvent inquiéter, le retour à la légalité est rapide. La censure est levée, seuls restent frappés d'interdit quelques titres et partis dont le programme extrémiste et raciste est incontestable. Des conjurés de la Maison blanche ne restent en prison que les deux chefs, Khasboulatov et Routskoï, en attente de jugement. Sur le plan institutionnel, l'impasse n'existe plus. Le Parlement disparu, des élections s'imposent. Elles auront lieu le 12 décembre. Les électeurs sont confrontés alors à un triple choix : ils doivent adopter une nouvelle Constitution, présidentielle ; ils doivent élire les institutions de cette nouvelle Constitution, une chambre haute, ou Conseil de la fédération, à raison de deux représentants par sujets de la fédération (républiques, régions, certaines villes), c'est-à-dire 178 députés, et une chambre basse, ou Douma, de 450 députés. Les députés à la Douma sont élus pour moitié au scrutin proportionnel, pour moitié au scrutin majoritaire, le tout à un seul tour. Le résultat des élections est à la fois satisfaisant et déconcertant pour ceux qui dirigent la Russie. Satisfaisant, car la Constitution est adoptée. Satisfaisant aussi parce que le Parti communiste et le parti des Agrariens, dont on craignait le succès – comme en Pologne ou en Lituanie –, ne recueillent qu'une part peu significative des voix (moins de 20 %). La société montre, par là, son désir de continuer dans la voie du changement et son peu de regret pour le communisme disparu. Mais le résultat est aussi déconcertant. La participation électorale ne dépasse que de peu les 53 %. Les électeurs – pour la partie du scrutin qui avait lieu à la proportionnelle – ont envoyé à la Douma le Parti libéral démocrate de Vladimir Jirinovski, dont les thèses extrémistes – retour à l'ordre, primauté des Russes, reconstitution de l'Empire, puissance internationale – évoquent, pour l'observateur superficiel, le fascisme.