En dernier ressort, Boris Eltsine est confronté à une chambre haute composée de notables régionaux, à une chambre basse où, certes, les réformateurs de forte tendance détiennent une faible majorité, mais où le parti du Premier ministre Gaïdar, Choix de la Russie, n'a remporté que quelques sièges, tandis que l'inquiétant Jirinovski détient 70 mandats. Le bilan politique de l'année 1993 est en dernier ressort ambigu. La Russie nouvelle est pourvue d'une Constitution. Le pouvoir présidentiel, considérable, inscrit dans cette loi fondamentale, sera forcément tempéré par la diversité de la Douma et le rôle arbitral qui en découlera pour la chambre haute. Boris Eltsine détient désormais les moyens d'imposer une politique et, son mandat n'expirant qu'en 1996 (le Parlement de transition est rééligible dans deux ans), il dispose tout à la fois du temps et de l'autorité. La plus grande leçon des élections est sans doute le mécontentement manifesté par le corps électoral, qui souhaite clairement que la poursuite des réformes ne signifie pas appauvrissement et abandon d'une part de la population russe. Mais, en adoptant la Constitution, le corps électoral a aussi signifié à Boris Eltsine qu'il lui donnait une chance et des moyens d'action.
La crise d'octobre
Dès fin avril, Eltsine présente un projet constitutionnel, confirmant nettement les pouvoirs déjà étendus du président de la Fédération. Il associe les Républiques à l'élaboration de ce nouveau texte en mettant en place une Assemblée constituante où siègent les représentants des assemblées régionales. Le pouvoir à Moscou doit dès lors faire face à deux menaces de natures cependant très différentes : d'une part l'opposition de plus en plus radicale des « bruns-rouges », et d'autre part la poussée d'autonomie des Républiques.
Défaits par les résultats du plébiscite d'avril, communistes et nationalistes continuent cependant de défier le pouvoir et montrent qu'ils veulent faire de la rue le lieu d'affrontement avec la présidence. Le 1er mai leur offre ainsi l'occasion de démontrer leur détermination en faisant le coup de poing avec les policiers. Avec le recul du carcan communiste, les 89 entités administratives (Républiques, régions et districts autonomes, entités mixtes) composant la Russie s'éloignent chaque jour un peu plus de Moscou (ou, pour le moins, réclament une meilleure répartition des ressources), même si les liens économiques et autres avec le centre demeurent à bien des égards inextricables. Les discussions constitutionnelles seront l'occasion d'affirmer haut et fort cet esprit d'autonomie, sinon d'indépendance. Ainsi, le 1er juillet, le Parlement de Sverdlovsk (la propre région de Boris Eltsine, où il fut longtemps le dirigeant communiste) décide de la création de la « République de l'Oural », relayé une semaine plus tard par les députés de Vladivostok, qui, sans attendre les résultats d'un prochain référendum sur le nouveau statut de la région, proclament à leur tour la naissance d'une « République maritime de Primorie ».
Le 12 juillet, la conférence constitutionnelle ratifie cependant le projet de loi fondamentale, par 433 voix sur 685, laissant aux Parlements des 89 entités administratives le soin d'entériner localement le texte. Pendant tout l'été, les escarmouches entre le Kremlin et l'opposition se multiplient. Eltsine promet une « bagarre politique » à ses adversaires et des élections législatives à l'automne, « que le Parlement le veuille ou pas ». Le 1er septembre, il suspend de ses fonctions le vice-président Routskoï ; le 16, il rappelle au gouvernement Egor Gaïdar, symbole de la politique économique libérale ; le 18, il évoque une élection présidentielle anticipée, mais refuse par avance de la faire tenir simultanément avec les élections législatives. La tension remonte à son comble et, le 21, le président russe franchit le Rubicon en dissolvant enfin le Parlement et en annonçant des élections législatives pour décembre. C'est à nouveau l'épreuve de force. Routskoï se proclame président de la Fédération de Russie et les parlementaires d'opposition s'enferment dans les locaux de la Maison blanche. Les représentants des entités administratives profitent du moment pour faire entendre leurs revendications et annoncent la création d'un Conseil des sujets de la Fédération. Le 1er octobre, les premiers coups de feu se font entendre dans les rues de Moscou et les victimes tombent par dizaines (ou par centaines, on ne saura pas exactement) devant le Parlement et les locaux de la télévision. Le 3, Boris Eltsine, sûr de l'appui de l'armée et du ministre de la Défense, le général Pavel Gratchev, fait donner les chars et arrête l'insurrection en quelques heures, Rouslan Khasboulatov et Alexandre Routskoï se rendent sans gloire.