Consommation : la crise
Le ralentissement de l'activité économique, observé depuis le milieu de 1992, a provoqué une crise de la consommation (à travers la baisse des achats des ménages) et, plus encore, un changement totalement imprévisible, en profondeur, du comportement des consommateurs.
Pessimisme
Dès le mois de novembre 1992, les ménages interrogés par l'INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques) faisaient état dans leurs réponses d'un pessimisme grandissant concernant aussi bien l'emploi que le niveau de vie. Dans un pareil contexte, il est très vite apparu que la réaction la plus probable a consisté à restreindre les dépenses de consommation et à épargner. D'une façon générale, les ménages ont estimé que le moment n'était pas du tout venu de se lancer dans des achats importants, mais, au contraire, de mettre de l'argent de côté. Cette attitude négative rappelle celle qui prévalut durant la crise du Golfe, fin 1990 – début 1991. Globalement, la consommation ne devait augmenter en 1992 que d'un peu plus de 1,5 % en volume, grâce aux services, soit un rythme deux fois moins soutenu que celui de la fin des années 1980. Pour la première fois depuis 10 ans, les ménages ont freiné brutalement leur consommation alimentaire ainsi que les dépenses d'habillement. Quant à la consommation des biens manufacturés, elle a continuellement reculé au cours de 1993. Seules les dépenses de santé – qui occupent 10 % de l'ensemble de la consommation – restent le seul poste épargné. Certes, même si le volume de la consommation continue de progresser de plus de 5 %, c'est à un rythme très largement inférieur à celui des années 1985-1990 (+ 6,7 %). Dans le détail, les volumes de médicaments achetés augmentent encore de 6 %, taux nettement plus modéré que celui de la fin des années 1980, et une décélération se manifeste dans les dépenses des médecins et dentistes (4,6 % en volume contre 7,7 % entre 1985 et 1990).
D'après une enquête réalisée courant mai 1993 par le Centre d'observation économique et le CREP (Centre de recherche sur l'épargne), pas moins de 42 % des ménages déclaraient avoir accru leur épargne au premier trimestre. Sauf pendant la guerre du Golfe, les comportements de crainte et d'épargne, liés à la montée du chômage, n'avaient jamais atteint une telle ampleur depuis huit ans que l'enquête existe, estime le CREP. L'inquiétude qu'éprouvent les consommateurs enferme l'économie française dans un cercle pervers, difficile à rompre : en effet, la reprise économique ne peut intervenir et le chômage baisser que si les consommateurs accroissent leurs achats de produits alimentaires et manufacturés ; tant que cette relance ne jouera pas, les producteurs ne chercheront pas à investir et, par conséquent, ne seront pas amenés à mobiliser l'épargne en leur proposant des affectations rémunératrices et durables. En un mot, tant que l'inquiétude des consommateurs subsistera, la reprise tant annoncée, qui dépend en priorité de la consommation puis de l'épargne, ne peut être que différée. Plus que jamais, la consommation des ménages assume, sur une longue période, un rôle moteur dans la croissance. À cet effet, le gouvernement s'est efforcé de décider les ménages à ponctionner leurs comptes d'épargne, pour consommer davantage et permettre ainsi de relancer l'économie. Dans le discours gouvernemental, les vertus de l'épargne ont cédé la place à un panégyrique du consommateur. Par exemple, le gouvernement a conseillé aux épargnants les plus modestes (ceux qui sont non imposables au titre de l'impôt sur le revenu) de débloquer leurs plans d'épargne populaires : l'argent retiré, qui est supposé être dépensé, bénéficiera immédiatement d'une prime versée par l'État (plafonnée à 1 500 F par année d'épargne) ; de leur côté, les contribuables imposables bénéficieront d'allégements fiscaux. De même, la Caisse d'Épargne de Paris a lancé une grande offensive sur le crédit à la consommation dont elle casse les conditions du marché en ramenant les taux de 12 % (dans le meilleur des cas) à 9 %.
Nouveaux comportements
Sur un autre plan que celui de l'économie en général, cette crise de la consommation a fait naître chez les consommateurs un comportement à la fois nouveau et différent. Ce changement a été décrit par Robert Rochefort, directeur du Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie. Ce nouveau comportement est d'abord illustré par la progression des produits à bas prix et celle du « hard discount ». Selon l'INSEE, les ménages ont reporté leurs achats vers des produits vendus en promotion ou proposés à bas prix par les grandes surfaces. De même, les consommateurs se sont mis à préférer les produits « premiers prix », moins chers que ceux des grandes marques, et aussi ceux des distributeurs. Les consommateurs ne sont plus prêts à payer le surcoût d'un produit de marque à qualité égale avec un produit générique. Cette désaffection pour les marques n'atteint pas seulement les produits alimentaires ou les cigarettes, mais aussi les voitures et les ordinateurs ; c'est le signe d'une véritable entrée dans « l'ère de l'information », où évoluent des consommateurs bien informés, peu fidèles et exigeants. Face à ce changement d'attitude, les marques de renommée internationale, violemment concurrencées par les marques des distributeurs, moins chères, ont tenté de conserver leur part de marché en cassant leurs propres prix : ainsi Marlboro, marque leader, a accepté de baisser ses prix au niveau mondial pour garder ses fidèles. Que les firmes soient amenées à agir ainsi conforte le consommateur dans son attitude. Alors que, en période d'inflation, celui-ci achète au plus vite pour ne pas avoir à payer plus cher ultérieurement (achat d'anticipation à la hausse), avec la déflation, il diffère ses achats. Dans l'expectative d'une baisse future, il est tenté de stocker et de commander moins. La spirale du ralentissement de la consommation s'accélère.
L'ère du « hard »
Ce changement de comportement explique aussi le succès des « hard discounters ». Presque absents de la distribution française il y a cinq ans, ils ne sont pas moins de 11 en mai 1993 (Ed, Leader Price, le Mutant, Aldi, Lidl, etc.), représentant quelque 700 magasins, répartis dans toute la France, soit 1,5 % du marché de la grande distribution alimentaire. Ces magasins, originaires d'Allemagne, se sont ouverts d'abord dans l'Est et dans le Nord, puis se sont étendus peu à peu au reste du pays. En 1992, il s'en était ouvert trois par semaine. En 1993, le rythme atteint désormais une ouverture par jour. De petite taille, ils s'installent aussi en centre-ville et jouent la proximité. Le « hard discounter » offre – à même la palette de livraison ou dans l'emballage d'origine – un choix d'articles beaucoup plus limité (pas plus de 500 produits, mais correspondant à 500 besoins différents) à des prix incomparablement plus bas (inférieurs de 25 à 40 % à ceux des grandes marques nationales). À ce rythme de création, la France rejoindra les autres pays européens : les « hard discounters » représentent 22 % du marché alimentaire allemand, 16 % du marché belge et 10 % du marché britannique.