Panorama

Si l'on a pu dire en avril 1968 que la France « s'ennuyait », on ne sait quel euphémisme utiliser pour décrire le malaise actuel des Français. Car nul ne peut ignorer qu'ils se sentent de plus en plus mal dans une société qui engendre des inégalités, qui s'inquiète de son avenir et de son identité, qui s'interroge sur sa capacité (ou sa détermination) à trouver sa place dans une Europe aux contours encore flous et aux conséquences incertaines.

Les manifestations de ce mécontentement sont apparues tout au long de cette année 1991. Dans la rue, où défilèrent tour à tour paysans, infirmières, médecins et autres catégories socioprofessionnelles moins revendicatrices comme les fonctionnaires, jusqu'aux policiers eux-mêmes. Dans les médias, qui se sont fait l'écho (parfois sans doute le détonateur) des inquiétudes et des angoisses des banlieues ou des villes moyennes. Dans les conversations, où perçaient un malaise et une frustration réels, une rancune croissante tour à tour dirigée contre les hommes politiques, les casseurs, les faiseurs de grève, les médias ou les immigrés.

Cette année aura été marquée dès les premiers jours par la guerre. Une expérience nouvelle et singulière d'un conflit à la fois éloigné et très proche, puisque présent sur tous les écrans et raconté minute après minute. Pour les Français, le choc a été considérable et l'on peut s'attendre qu'il dure longtemps. Il suffit pour s'en convaincre d'examiner les indicateurs économiques et sociologiques. La consommation a connu un ralentissement qui s'est prolongé bien au-delà de la fin de la guerre. Les produits dits « de luxe », qui avaient bénéficié d'une très forte croissance au cours des dernières années, ont subi de plein fouet ce changement brutal de comportement. Les marchés de l'immobilier, de l'art ou des actions se sont « dégonflés », entraînant des révisions sans doute nécessaires, mais parfois déchirantes.

L'État en accusation

Le sentiment de vide et de crainte laissé par la guerre a renforcé le pessimisme qui prévalait avant son déclenchement. L'image des institutions a connu une nouvelle dégradation, alimentée par un climat politique désastreux, à droite comme à gauche, un changement raté de gouvernement et le nouvel accroissement des ponctions sur le pouvoir d'achat. La multiplication des « affaires » a évidemment largement contribué à cette dévaluation de l'ensemble de la classe politique, à l'exception des écologistes et des extrémistes de droite, devenus les deux pôles de l'idéologie contemporaine.

Il sera bien difficile aux partis de se remettre du scandale des transfusions sanguines car il est d'une autre nature que les affaires habituelles : il n'est plus ici question de gaspillage de l'argent public, mais de la vie de milliers de personnes, victimes de ce que l'on est tenté de qualifier d'homicide perpétré par l'État. Le divorce est donc patent entre les citoyens et leurs élus ; il est prononcé pour faute grave. Les conséquences en seront visibles lors des prochaines consultations électorales.

Les médias décrédibilisés

La « drôle de guerre » du Golfe aura aussi agi comme un révélateur de certains dysfonctionnements. Les Français ont pu en particulier juger de l'importance des médias, qui ont joué un rôle sans doute aussi déterminant que celui des avions furtifs ou des missiles Patriot. Ils ont pu en même temps comprendre que les médias ne rendaient pas compte de la « réalité ». D'abord parce que celle-ci leur était délibérément cachée par les états-majors ; mais, aussi, d'une manière plus générale, parce que la nature du système médiatique (férocement concurrentiel) impose de privilégier certains aspects de la réalité plutôt que d'autres et de les « mettre en scène », qu'il s'agisse de couvrir les événements de Roumanie ou de faire couler l'émotion à flots dans les émissions de variétés et autres Téléthon. Le degré de confiance envers la télévision ou la presse a donc connu un mouvement de baisse comparable à celui que connaissent toutes les institutions publiques ou privées (à l'exception, notable, de l'entreprise).

Sport et nationalisme

Il aura fallu attendre la fin de l'année pour retrouver quelques raisons d'espérer. C'est avec un enthousiasme d'autant plus fort qu'il avait été longtemps refoulé que les Français ont salué les exploits de quelques sportifs : d'Aboville le solitaire, mais aussi Platini et son équipe invaincue à l'issue des éliminatoires de l'Euro 92. Et, surtout, Noah et sa bande, qui offraient la Coupe Davis à la France après plus d'un demi-siècle d'une attente toujours déçue.