Patrimoine : le désastre et l'espoir

Le champ du patrimoine national s'accroît sans cesse et s'étend maintenant bien au-delà des monuments historiques ou des œuvres d'art. Malgré leurs efforts, l'État et les particuliers s'essoufflent à sauver ce qui n'est pas simplement une valeur du passé.

L'année 1988 commençait sous le signe de l'espoir : le 5 janvier entrait en vigueur la loi de programme relative au patrimoine monumental. Une grande première et la démonstration d'un beau consensus national. Et puis, le 1er avril, c'était le pavé dans la mare : s'appuyant sur une étude confidentielle du ministère de la Culture, l'Express publiait un dossier au titre sans ambage, « Patrimoine : le désastre ». Malgré la date de parution, il ne s'agissait pas hélas d'un canular. De l'enthousiasme provoqué par l'adoption d'une loi apportant au patrimoine des moyens nouveaux, à l'affligeant constat dressé par l'hebdomadaire, s'est en fait inscrite, d'une façon saisissante, la dimension du problème patrimonial en ce xxe siècle finissant. S'il a paru nécessaire de recourir à cette formule peu usitée dans le domaine culturel, de la loi de programme fixant sur cinq ans la politique gouvernementale en matière de patrimoine, c'est que la situation méritait une attention toute particulière. C'est aussi que le patrimoine obtient aujourd'hui les suffrages d'une très large part de l'opinion publique.

Les limites d'une notion

Patrimoine ? Il faut bien constater que la notion demeure un peu floue, et que le mot s'accompagne de sous-entendus qui ne sont pas nécessairement les mêmes pour tout le monde. Un usage assez traditionnel veut que ce terme de patrimoine s'applique surtout aux monuments et, implicitement, à leur contenu.

Encore, le terme de « monument » n'a-t-il longtemps désigné que les cathédrales, les églises et les châteaux. Déjà, le vaste mouvement d'intérêt tout à la fois reflété et porté par l'émission « Chefs-d'œuvre en péril » de Pierre de Lagarde avait élargi le champ : des milliers de bénévoles ont retroussé leurs manches, aussi bien pour la cause des châteaux forts que pour celle des fermes anciennes – n'est-ce pas, d'ailleurs, une ferme de la Haute-Loire, à Bourlatier, qui vient de remporter le 1er prix du concours 1988 de Chefs-d'œuvre en péril ? Et puis l'année 1980, sacrée « Année du patrimoine », avait considérablement étendu l'acception du terme. Les traditions orales, les expressions folkloriques par exemple, ne relevaient-elles pas, elles aussi, de l'héritage transmis par nos ancêtres ? Émoi chez les propriétaires de châteaux, chez les admirateurs des cathédrales, chez les défenseurs des églises de campagne.

Force est de constater que l'on est revenu petit à petit à une conception plus restrictive. Une « année des musées » marquait les frontières d'un autre domaine. Au demeurant, l'idée de préservation comme celle de transmission semblent avoir été toujours liées aux tableaux et aux sculptures. Ainsi, on sait que Louis XVI n'aurait guère été embarrassé de faire raser Chambord, et que l'on n'attendit pas les ventes révolutionnaires pour se débarrasser allègrement de certains meubles de Versailles.

Le « plan patrimoine » qu'est venu transcrire en termes budgétaires la loi de programme, en revenait pour l'essentiel au patrimoine monumental, mais en l'étendant très officiellement aux œuvres notables du xxe siècle comme aux bâtiments industriels importants, sans oublier l'archéologie, ni les jardins historiques. Tenons-nous-en donc, pour l'essentiel encore, à ce champ patrimonial. Quels en sont les éléments ? Des dizaines de milliers d'édifices, du plus prestigieux au plus humble, mais tous porteurs de mémoire, et parties intégrantes d'un paysage qu'on ne saurait plus modifier sans un minimum de réflexion et de précautions. Plus de 36 000 de ces édifices sont maintenant « classés » ou « inscrits sur l'inventaire supplémentaire des monuments historiques », alors qu'ils n'étaient que 18 000 en 1945. Entendez que ces monuments sont protégés par la loi, que toute intervention dessus est soumise à des procédures précises, que l'État participe, en des proportions variées, à leur restauration, que des corps spécialisés sont constitués à cet effet – architectes en chef et inspecteurs des monuments historiques, architectes des bâtiments de France –, que leur environnement immédiat est également soumis à des mesures de préservation.